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Au début, quand Mr Norrell était arrivé à Londres, ses opinions avaient paru nouvelles, et pas qu’un peu originales. Depuis lors les gens s’y étaient habitués, et était-il autre chose que le miroir de son temps en soutenant que la magie, à l’instar des océans, devait accepter les Anglais pour maîtres ? Ses frontières devaient être redéfinies, et tout ce qui n’était pas clairement intelligible pour des ladies et des gentlemen modernes – le règne de trois cents ans de John Uskglass, l’étrange et difficile histoire de nos relations avec les fées – pouvait être commodément mis de côté. Or, Strange avait bousculé la conception « norrellienne » de la magie. Soudain, tout ce qui avait été appris par tout enfant anglais sur la sauvagerie de la magie anglaise était peut-être toujours vrai ; encore aujourd’hui, sur des chemins depuis longtemps oubliés, derrière le ciel, de l’autre côté de la pluie, John Uskglass chevauchait peut-être, avec sa compagnie d’hommes et de garçons-fées.

La plupart pensaient que l’association des deux magiciens devait être rompue. Le bruit courait à Londres que Strange était allé à Hanover-square et que les domestiques l’avaient chassé. Il courait une autre rumeur, contradictoire, selon laquelle Strange n’était pas allé à Hanover-square, et Mr Norrell restait nuit et jour dans sa bibliothèque à attendre son élève et à demander toutes les cinq minutes auxdits domestiques d’aller regarder par la fenêtre pour voir s’il arrivait.

Un dimanche soir du début février, Strange rendit enfin visite à Mr Norrell. Ce fait est avéré parce que deux gentlemen sur le chemin de l’église Saint George et de Hanover-square l’aperçurent sur le perron de la maison, virent la porte s’ouvrir, Strange parler au domestique et être introduit sans délai, en hôte attendu. Les deux gentlemen poursuivirent leur route vers l’église, où ils répétèrent immédiatement à leurs voisins de prie-Dieu ce qu’ils avaient vu. Cinq minutes plus tard, un jeune homme maigre aux airs de sainte-nitouche arrivait à son tour à l’église. Sous le prétexte de réciter ses prières, il chuchota qu’il venait de causer avec quelqu’un qui se penchait par la fenêtre du premier étage de la maison mitoyenne de celle de Mr Norrell ; or cette personne croyait avoir entendu Mr Strange tempêter et haranguer son maître. Deux minutes plus tard, on racontait dans toute l’église que les deux magiciens s’étaient réciproquement menacés d’une sorte d’excommunication magique. Le service commença, et l’on vit plusieurs paroissiens tourner leurs regards avec nostalgie vers les vitraux, s’interrogeant sur la raison pour laquelle ces ouvertures étaient toujours placées aussi haut dans les édifices ecclésiastiques. Un cantique s’éleva, accompagné à l’orgue, et certains affirmèrent par la suite que la musique avait été noyée sous de grands coups de tonnerre, signe incontestable de turbulences magiques. D’autres les accusèrent d’affabulation.

Tout cela eût grandement étonné les deux magiciens qui se tenaient alors dans la bibliothèque de Mr Norrell en se regardant en chiens de faïence. Strange, qui n’avait pas revu son mentor de quelques jours, fut effrayé par son aspect. Son visage était hagard, son corps tassé ; il paraissait dix ans de plus.

— Pouvons-nous nous asseoir, monsieur ? demanda Strange.

Il se dirigea vers un fauteuil, et la soudaineté de ses mouvements fit tressaillir Mr Norrell. On eût cru qu’il s’attendait à ce que Strange le frappât. L’instant suivant, il s’était toutefois suffisamment ressaisi pour s’asseoir à son tour.

Strange n’était pas beaucoup plus à son aise. Au cours des derniers jours, il s’était demandé à plusieurs reprises s’il avait eu raison de publier sa recension, et toujours il revenait à la conclusion que oui. Il avait décidé que la juste attitude à adopter était la dignité et la supériorité morale, adoucies par une très raisonnable dose d’excuses. Mais, à présent qu’il était de nouveau installé dans la bibliothèque de Mr Norrell, il avait du mal à soutenir le regard de son professeur. Ses yeux errèrent sur une curieuse succession d’objets : une petite figurine en porcelaine représentant le Dr Martin Pale, la poignée de porte, l’ongle de son propre pouce, la chaussure gauche de Mr Norrell.

Mr Norrell, pour sa part, ne quittait pas des yeux le visage de Strange.

Au bout d’un silence de quelques instants, les deux hommes prirent ensemble la parole.

— Après toute votre gentillesse pour moi…, commença Strange.

— Vous me croyez en colère… commença de son côté Mr Norrell.

Tous deux s’interrompirent, puis Strange fit signe à Mr Norrell de poursuivre.

— Vous me croyez en colère, reprit Mr Norrell, je ne le suis pas. Vous pensez que je ne sais pas pourquoi vous avez agi ainsi, je le sais. Vous pensez avoir mis tout votre cœur dans ce texte et que maintenant le monde vous comprend en Angleterre. Que comprend-il ? Néant. Moi, je vous ai compris avant que vous n’écriviez un mot – il marqua une pause, et ses traits se contractèrent comme s’il cherchait à formuler quelque chose de profondément enfoui en lui. – Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit pour moi. Pour moi seul.

Strange ouvrit la bouche pour protester contre cette surprenante conclusion. Mais, réflexion faite, il s’avisa qu’elle était sans doute vraie. Il garda le silence.

Mr Norrell continua.

— Croyez-vous vraiment que je n’aie jamais éprouvé la même… la même nostalgie que vous ? « C’est la magie de John Uskglass que nous mettons en œuvre. » Bien entendu. Quelle autre, sinon ? Du temps de ma jeunesse, j’eusse tenté n’importe quoi, supporté n’importe quoi, pour aller le trouver et me jeter à ses pieds. J’ai essayé de l’invoquer. Ha ! C’était là mômerie d’un homme très jeune, très sot. Traiter un roi en valet et le sommer de venir me parler. Je considère comme une des circonstances les plus heureuses de ma vie d’avoir échoué ! Ensuite, j’ai essayé de le débusquer au moyen des vieux charmes d’élection. Je n’ai pas su faire marcher les charmes. J’ai gâché toute la magie de ma jeunesse dans cette recherche. Pendant dix ans, je n’ai songé à rien d’autre.

— Vous ne m’en avez jamais soufflé mot, monsieur.

Mr Norrell soupira.

— Je voulais vous empêcher de reproduire mes erreurs.

Il leva les mains en un geste d’impuissance.

— Mais, selon vos dires, monsieur Norrell, c’était il y a longtemps, quand vous étiez jeune et inexpérimenté. Vous êtes un magicien très différent aujourd’hui, et je me flatte de ne pas être un assistant ordinaire. Et si nous tentions un nouvel essai ?

— On ne peut pas trouver un aussi puissant magicien s’il souhaite demeurer introuvable, répliqua Mr Norrell d’un timbre monocorde. Toute tentative est vaine. Pensez-vous que ce qui se passe en Angleterre l’intéresse ? Je vous réponds non. Il nous a abandonnés voilà bien longtemps.

— Abandonnés ? répéta Strange, le sourcil froncé. Voici un mot plutôt excessif. J’imagine que des années de déconvenues doivent naturellement pousser à une conclusion de ce genre. Toutefois, il existe quantité de témoignages de personnes qui ont vu John Uskglass bien après son prétendu départ de l’Angleterre. L’enfant du gantier de Newcastle[122], le paysan du Yorkshire[123], le marin basque[124]

Mr Norrell émit un léger son irrité.

— Ouï-dire et superstition ! Si ces légendes sont vraies – ce que je suis très loin d’admettre –, je me demande comment un seul d’entre eux aurait su que le personnage qu’il avait vu était John Uskglass. Il n’existe aucun portrait de lui. Deux parmi vos exemples – la fille du gantier et le marin basque – n’ont pas formellement identifié John Uskglass. Ils ont aperçu un homme vêtu de noir et ce sont d’autres qui leur ont affirmé par la suite qu’il s’agissait de John Uskglass. Mais cela n’a guère d’importance qu’il soit revenu ou non à ce moment-ci ou à ce moment-là, ou qu’il ait été vu par telle ou telle personne. Le fait demeure qu’après avoir abandonné le trône et quitté l’Angleterre à cheval, il a emporté le meilleur de la magie anglaise avec lui. À partir de ce jour-là, son déclin a commencé. Cela ne suffit-il pas en soi à le désigner comme notre ennemi ? Le Dépérissement d’un bois enchanté de Watershippe[125] vous est familier, je suppose ?

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122

À la fin du XVIIe siècle, il était un gantier de la cité royale de Newcastle qui avait une fille, une petite créature hardie. Un beau jour, cette enfant, dont tout le monde croyait qu’elle jouait dans un coin de la maison paternelle, disparut. Sa mère, son père et ses frères la cherchèrent partout. Les voisins aidèrent aux recherches, elle n’était nulle part. Puis, vers la fin de l’après-midi, levant les yeux, ils la virent descendre la côte cailloutée et boueuse. Certains crurent apercevoir fugitivement quelqu’un derrière elle dans la rue obscurcie par l’hiver, mais elle continua son chemin seule. Elle était indemne et son histoire, une fois reconstituée, était la suivante : elle avait quitté la maison paternelle pour aller se promener en ville et était rapidement tombée sur une rue qu’elle n’avait jamais vue. Cette rue, large et bien pavée, la conduisit tout droit dans les hauteurs, plus haut qu’elle n’était jamais allée auparavant, à la grille et à la cour d’une grande demeure en pierre. Elle était entrée dans la maison et avait visité plusieurs pièces, mais toutes étaient silencieuses, vides, pleines de poussière et d’araignées. Dans une aile de la maison, il y avait une enfilade de salons, où les ombres des feuillages d’été tombaient sans cesse sur les murs et le plancher, comme s’il y avait des arbres de l’autre côté des carreaux, cependant il n’y avait pas d’arbres (et, de toute façon, c’était l’hiver). Un des salons ne contenait qu’un grand miroir. Le salon et le miroir semblaient s’être brouillés à un moment donné, car le miroir représentait la pièce pleine d’oiseaux alors que celle-ci était vide. Pourtant la fille du gantier entendait des chants d’oiseaux tout autour d’elle. Un long couloir obscur résonnait de bruits d’eau, comme s’il donnait à l’autre bout sur une mer ou sur un fleuve ténébreux. Des fenêtres de certaines pièces, elle apercevait la cité de Newcastle ; depuis d’autres, elle découvrait une cité complètement différente. D’autres encore ne montraient que des landes escarpées et sauvages et un ciel bleu glacial.

Elle voyait de nombreux escaliers monter en tournant dans la maison. De grands escaliers au début, qui devenaient rapidement plus étroits et plus sinueux à mesure qu’elle s’élevait plus haut jusqu’à n’être plus au sommet que des fentes et des brèches dans la maçonnerie qu’un enfant pouvait remarquer et par lequel il pouvait se glisser. Les dernières donnaient sur une petite porte en bois brut.

N’ayant point de raison d’avoir peur, elle poussa celle-ci, mais ce qu’elle découvrit de l’autre côté lui arracha un cri. Il lui sembla que mille et mille oiseaux peuplaient l’air, si bien qu’il n’y avait plus ni jour ni nuit, seulement un grand tourbillon d’ailes noires. Un vent, qui paraissait venir de très loin, lui donna l’impression d’une immensité, comme si elle était montée au ciel et qu’elle l’eût trouvé plein de corbeaux. La fille du gantier commençait à avoir très peur ; à cet instant, elle entendit prononcer son nom. Aussitôt les oiseaux disparurent et elle se retrouva dans une petite salle aux murs et au sol de pierre nue, où il n’y avait aucun mobilier d’aucune sorte. Un homme était assis par terre, qui l’appelait de la main et répéta son nom en lui disant de ne pas avoir peur. Il avait de longs cheveux noirs hirsutes, des habits noirs en loques. Il n’y avait rien de royal en lui, et le seul insigne de sa qualité de magicien était le grand bassin d’argent rempli d’eau à son côté. La fille du gantier resta auprès de l’homme pendant quelques heures jusqu’au crépuscule, où il la fit redescendre tout en bas et la remit sur le chemin de la cité et de sa maison.

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123

Cf. chapitre XXXIII, la note concernant la rencontre d’un fermier du Yorkshire avec le roi Corbeau et ses gens, sur une route longeant son champ.

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124

Le récit le plus mystérieux du retour de John Uskglass était peut-être celui d’un marin basque, survivant de la grande Armada du roi d’Espagne. Après que son navire eut été brisé par les tempêtes sur les côtes de l’extrême nord de l’Angleterre, le marin et deux de ses compagnons d’infortune s’étaient réfugiés à l’intérieur des terres. Ils n’osaient pas s’approcher des villages, mais c’était l’hiver, et une épaisse couche de gel recouvrait le sol ; ils redoutaient de mourir de froid. À la nuit tombante, ils trouvèrent une construction de pierre vide sur un versant élevé de terre nue et gelée. Il faisait presque noir à l’intérieur, bien que de hautes ouvertures dans le mur laissassent entrer la clarté des étoiles. Ils s’étendirent sur la terre battue et s’endormirent.

Le marin basque rêva qu’un roi les observait.

Il s’éveilla. Au-dessus de lui, des rais d’une lumière grise perçaient les ténèbres hivernales. Dans les ombres à l’autre extrémité de l’édifice, il crut apercevoir une estrade de pierre. Comme la lumière grandissait, il distingua une forme sur l’estrade : un fauteuil ou un trône. Un homme était assis sur le trône, un homme blême aux longs cheveux noirs, enveloppé dans une toge noire. Terrifié, le marin réveilla ses compagnons pour leur montrer la vision surnaturelle de celui qui siégeait sur le trône. L’homme semblait les regarder, mais sans bouger ne fût-ce qu’un doigt ; pourtant, il ne leur vint pas à l’esprit de douter qu’il fût vivant. Ils se ruèrent en trébuchant vers la porte et s’enfuirent à travers les champs gelés.

Le marin basque eut tôt fait de perdre ses compagnons : l’un mourut de froid et d’une angine de poitrine dans la semaine ; l’autre, décidé à tenter de regagner le golfe de Gascogne, se mit à marcher vers le sud et nul ne sait ce qu’il advint de lui. Mais le marin basque, lui, resta dans le comté de Cumbria et fut recueilli par des fermiers. Il devint domestique dans cette même ferme et épousa une demoiselle d’une ferme voisine. Toute sa vie, il raconta l’histoire de la grange de pierre sur les monts élevés ; par ses nouveaux amis et voisins, il apprit à croire que l’homme qui siégeait sur le trône noir était le roi Corbeau. Le marin basque ne retrouva jamais la grange de pierre, pas plus que ses amis ni aucun de ses enfants.

Et toute sa vie, chaque fois qu’il allait en des lieux obscurs, il répétait : « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur », au cas où le roi blême aux longs cheveux noirs sur son trône le guetterait dans les ténèbres. Or les étendues de l’Angleterre du Nord comptent mille et mille ténèbres, mille et mille palais du futur roi. « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur. »

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125

A Faire Wood Withering – Dépérissement d’un bois enchanté – (1444), de Peter Watershippe. Voici, sous la plume d’un magicien contemporain, une description remarquablement documentée du déclin de la magie anglaise après que John Uskglass eut quitté l’Angleterre. En 1434, année du départ d’Uskglass, Watershippe était un jeune homme de vingt-cinq ans qui commençait à peine à pratiquer la magie à Norwich. Dépérissement d’un bois enchanté contient des exposés précis de charmes qui étaient parfaitement utilisables tant qu’Uskglass et ses sujets féeriques demeuraient en Angleterre, mais qui n’eurent plus d’effet après leur départ. Il est remarquable qu’une importante proportion de notre connaissance de la magie anglaise auréate nous vienne de Watershippe. Son Dépérissement d’un bois enchanté paraît un livre d’humeur tant qu’on ne le compare pas avec deux de ses ouvrages plus tardifs : Défense de mes actions écrites lors de mon injuste emprisonnement dans le château de Newark (1459-1460) et Crimes du faux roi (écrit v. 1461, publié en 1697, Penzance).