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— Les charmes de dissimulation ne seraient d’aucune utilité contre Strange ! répliqua Mr Norrell avec emportement. Ils ne serviraient qu’à éveiller sa curiosité ! Ils le conduiraient tout droit à mes ouvrages les plus précieux ! Non, non, vous avez raison. – Il soupira. – C’est autre chose qu’il nous faut ici. Je dois réfléchir.

Deux heures après le départ de Strange, Messrs Norrell et Lascelles quittaient à leur tour Hanover-square dans la voiture de Mr Norrell. Trois domestiques les accompagnaient et ils avaient tout l’air de partir pour un long voyage.

Le lendemain, Strange, fantasque et plein de contradictions, à son habitude, tendait à regretter sa rupture avec Mr Norrell. La prédiction de ce dernier, selon laquelle il n’aurait plus personne à qui parler de magie, ne cessait de se présenter à son esprit. Il s’était repassé leur conversation. Il était presque certain que toutes les conclusions de Norrell au sujet de John Uskglass étaient fausses. En conséquence des théories de Mr Norrell, il avait conçu pas mal d’idées neuves sur le roi Corbeau, et désormais il était malheureux comme les pierres de n’avoir personne à qui les exposer.

En l’absence d’un auditeur plus approprié, il alla pleurer dans le gilet de Sir Walter Pole, à Harley-street.

— Depuis hier soir, je pense à cinquante choses que j’aurais pu lui dire. Maintenant, j’imagine que j’aurais dû les développer dans un article ou une recension – qui n’eût pas été publiée avant avril au plus tôt – et puis il lui eût fallu charger Lascelles ou Portishead de pondre un désaveu – lequel ne serait pas paru avant juin ou juillet. Cinq ou six mois pour savoir ce qu’il me répondrait ! Une manière très incommode de mener un débat, vous avouerez, surtout si vous considérez que, jusqu’à hier, je n’avais tout simplement qu’à me rendre à Hanover-square pour lui demander son avis. Et je suis sûr à présent de ne voir ni de près ni de loin les livres qui comptent ! Comment un magicien peut-il exister sans livres ? Qu’on me l’explique ! C’est comme demander à un homme politique d’accéder à de hautes fonctions sans le bénéfice des pots-de-vin ou du népotisme…

Sir Walter ne s’offusqua pas de cette réflexion particulièrement discourtoise ; il montra au contraire une indulgence charitable pour l’irritation des esprits de Strange. En tant qu’ancien élève de Harrow, il avait été contraint d’étudier l’histoire de la magie (une matière qu’il avait exécrée), et il fouillait à présent dans sa mémoire pour voir s’il ne se souvenait pas d’un élément qui pût lui servir. Il s’avisa qu’il ne se rappelait pas grand-chose. Juste de quoi remplir à moitié le plus petit des verres à vin, songea-t-il avec une ironie désabusée.

Il réfléchit une ou deux minutes et fit enfin la déclaration suivante :

— Je crois comprendre que le roi Corbeau a appris tout ce qu’il y avait à savoir de la magie anglaise sans l’aide des livres, puisqu’il n’en existait pas en Angleterre à cette époque. Alors vous pourriez peut-être suivre son exemple ?

Strange lui jeta un regard glacé.

— Pour ma part, je crois comprendre que le roi Corbeau était le fils volé, le préféré, du roi Oberon[126], ce qui, entre autres bagatelles, lui assura une excellente éducation magique et la possession d’un grand royaume. J’imagine que je pourrais me mettre moi aussi à musarder dans des taillis écartés et des clairières moussues, dans l’espoir d’être adopté un jour par quelque roi ou reine des fées, mais je pense qu’il me trouverait sans doute un peu grand ! cet effet !

Sir Walter eut un rire.

— Et qu’allez-vous faire à présent, sans Mr Norrell pour remplir vos journées à votre place ? Dois-je prier Robson du Foreign Office de vous mander quelque mission magique ? La semaine dernière encore, il se plaignait de devoir attendre que tout le travail pour la Marine et les Finances fût expédié avant que Mr Norrell eût quelque temps à lui consacrer.

— Je vous en prie. Prévenez-le que ce ne sera possible que dans deux ou trois mois. Nous rentrons au Shropshire, Arabella et moi. Nous sommes très désireux de retrouver nos terres, et maintenant que nous n’avons plus à consulter les convenances de Mr Norrell, plus rien ne nous retient.

— Oh ! s’exclama Sir Walter. Vous ne partez pas immédiatement ?

— Dans un délai de deux jours.

— Si tôt ?

— N’ayez pas l’air si affligé ! Vraiment, Pole, je ne me doutais point que vous appréciiez autant ma compagnie !

— Non, je songeais à Lady Pole. Ce sera un triste changement pour elle. Son amie lui manquera.

— Oh ! Oh, oui ! acquiesça Strange, un tantinet déconfit. Bien sûr !

Plus tard dans la matinée, Arabella fit sa visite d’adieu à Lady Pole. Cinq années avaient changé très peu de chose à la beauté de Madame et absolument rien à sa triste condition. Elle était toujours aussi silencieuse, aussi indifférente à tout chagrin ou plaisir. Gentillesse et froideur la laissaient de marbre. Elle passait ses journées assise devant la fenêtre, dans le salon vénitien de sa maison de Harley-street. Elle ne montrait jamais le moindre goût pour une quelconque occupation, et Arabella était sa seule visiteuse.

— Je regrette que vous partiez, dit Madame, quand Arabella lui annonça la nouvelle. Quelle sorte de terre est donc le Shropshire ?

— Oh ! Je crains d’être un juge très partial. La plupart des gens, je crois, reconnaîtraient que c’est une terre enchanteresse, aux collines et aux bois verdoyants, sillonnée de charmants chemins de campagne. Bien entendu, nous devrons attendre le printemps pour en profiter pleinement. Mais en hiver aussi les paysages peuvent être des plus saisissants. Ce comté est particulièrement romantique, doté d’une noble histoire ; il y a des châteaux en ruine et des pierres plantées en haut des collines par Dieu seul sait quel peuple – en raison de sa proximité avec le pays de Galles, il a souvent été envahi. Presque toutes les vallées sont d’anciens champs de bataille.

— Des champs de bataille ! s’écria Lady Pole. Je ne sais que trop à quoi cela ressemble. Regarder par une fenêtre et n’apercevoir que fragments d’ossements et armures rouillées partout où porte la vue ! Voilà un spectacle très mélancolique. J’espère que vous ne le trouverez pas trop pénible.

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126

Allusion transparente à l’exquise pièce de Shakespeare, Songe d’une nuit d’été (N.d.T.).