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Elle s’adressait ce type de semonce quand un léger bruit dans son dos l’incita à tourner la tête. Aussitôt elle se leva de son siège et se dirigea rapidement vers la porte, les mains tendues.

— C’est vous ! Que je suis contente de vous voir ! Serrez-moi la main. Ce sera notre dernière rencontre avant longtemps…

Ce soir-là, elle dit à Strange :

— Une personne au moins est ravie que vous ayez tourné vos idées vers l’étude de John Uskglass et ses sujets féeriques.

— Oh ! Et qui est-ce donc ?

— Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Qui ?

— Le gentleman qui habite chez Sir Walter et Lady Pole. Je vous en ai déjà parlé.

— Ah, oui ! Je m’en souviens. – Quelques instants de silence s’écoulèrent, le temps que Strange méditât cette nouvelle. – Arabella ! s’exclama-t-il soudain. Vous ne connaissez toujours pas son nom ?

Il partit à rire.

Arabella parut contrariée.

— Ce n’est pas ma faute, protesta-t-elle. Il ne me l’a jamais dit et je n’ai pas pensé à le lui demander. Mais je suis contente que vous y attachiez si peu d’importance. J’ai cru à une époque que vous étiez enclin à la jalousie.

— Je ne me rappelle pas l’avoir jamais été.

— Comme c’est curieux ! Pour ma part, je m’en souviens très bien.

— Pardonnez-moi, Arabella, mais il est difficile d’être jaloux d’un homme que vous avez connu voilà plusieurs années et dont vous ignorez toujours le nom. Alors, il approuve mon travail, n’est-ce pas ?

— Oui, il m’a souvent répété que vous n’iriez jamais nulle part tant que vous n’étudieriez pas les fées. Il assure que la vraie magie réside dans l’étude des fées et de la magie des fées.

— Vraiment ? Il a des vues très arrêtées sur la question ! Et qu’en sait-il, je vous le demande ? Est-il magicien ?

— Je ne crois pas. Une fois, il a déclaré n’avoir jamais lu de sa vie un livre sur le sujet.

— Oh ! Encore un de ces mystificateurs, n’est-ce pas ? riposta Strange d’un air méprisant. Sans avoir aucunement étudié le sujet, il est parvenu à concevoir force théories y afférentes. Je rencontre très souvent ce genre de personnage. Enfin, s’il n’est pas magicien, qu’est-il donc ? Pouvez-vous au moins me renseigner ?

— Je crois pouvoir, répondit Arabella, du ton ravi de celle qui a fait une trouvaille.

Strange attendit.

— Non, se ravisa Arabella. Je ne vous dirai rien. Vous allez encore vous moquer de moi.

— Sans doute.

— Eh bien alors, reprit Arabella au bout d’un moment, je crois qu’il est prince. Ou roi. À coup sûr de sang royal.

— Où diable allez-vous chercher cela ?

— Il m’a beaucoup entretenue de ses royaumes, de ses châteaux et de ses manoirs, bien que j’avoue qu’ils portent tous des noms très curieux, et que je n’en avais jamais ouï un seul auparavant. Je pense qu’il doit être un de ces princes que Bonaparte a déposés en Allemagne ou en Suisse.

— Vraiment ? commenta Strange avec une pointe d’irritation. Eh bien, maintenant que Bonaparte a été vaincu, il aimerait peut-être rentrer chez lui !

Aucune de ces semi-explications et conjectures concernant le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon ne le satisfaisait pleinement ; il continua à s’interroger sur l’ami d’Arabella. Le jour suivant, qui devait être le dernier de Strange à Londres, il se rendit à pied au bureau de Sir Walter, à Whitehall, dans l’intention expresse de découvrir qui était l’inconnu.

À son arrivée, il trouva seulement le secrétaire particulier de Sir Walter en plein travail.

— Oh ! Moorcock ! Bonjour ! Sir Walter est-il sorti ?

— Il vient de partir pour Fife House[127], monsieur Strange. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ?

— Non, je ne… Eh bien, peut-être. Il est une question que je me propose toujours de poser à Sir Walter et dont je ne me souviens jamais. Je présume que vous ne connaissez aucunement le gentleman qui loge dans sa maison ?

— Dans la maison de qui, monsieur ?

— De Sir Walter.

Moorcock fronça le sourcil.

— Un gentleman dans la maison de Sir Walter ? Je ne vois pas de qui vous pouvez parler. Comment s’appelle-t-il ?

— Voilà ce que j’aimerais savoir. Je n’ai jamais vu cet individu, mais il semble que Mrs Strange le croise toujours au moment où elle quitte les lieux. Elle le connaît depuis des années, pourtant elle n’a jamais pu savoir son nom. Il doit être très original pour faire tant de secrets. Mrs Strange l’appelle toujours « le gentleman au nez argenté » ou « le gentleman Blanche-Neige », ou quelque autre bizarre nom dans ce genre.

Ce renseignement ne fit qu’accroître l’ahurissement de Mr Moorcock.

— Je suis extrêmement désolé, monsieur. Je ne crois pas l’avoir jamais vu.

40

« Vous pouvez m’en croire, il n’existe pas de Waterloo ! »

Juin 1815

L’empereur Napoléon Bonaparte avait été banni sur l’île d’Elbe. Sa Majesté impériale doutait toutefois qu’une vie paisible d’insulaire lui siérait ; après tout, il était habitué à gouverner une bonne partie du monde connu. Aussi, avant de quitter la France, déclara-t-il à plusieurs personnes qu’il reviendrait quand les violettes refleuriraient au printemps. Et il tint sa promesse.

Dès qu’il posa le pied sur le sol français, il assembla une armée, remonta vers le nord et marcha sur Paris, suivant son destin, qui était de guerroyer contre tous les peuples de la terre. Naturellement, il était pressé de reprendre son titre d’empereur, mais on ne savait encore de quel empire il choisirait d’être empereur. Il avait toujours rêvé de suivre les traces d’Alexandre le Grand, et l’on pensait donc qu’il irait vers l’est ; il avait déjà envahi l’Égypte une fois et y avait connu quelques succès. Ou alors il pouvait aller vers l’ouest : le bruit courait qu’une flotte de navires parée à lever l’ancre l’attendait à Cherbourg pour le conduire en Amérique, où il allait partir à la conquête d’un monde inconnu, du Nouveau Monde.

Quel que fût son lieu d’élection, cependant, on convenait qu’il commencerait sans doute par envahir la Belgique. Aussi, le duc de Wellington se rendit-il à Bruxelles pour devancer l’arrivée du Grand Ennemi de l’Europe.

La presse anglaise bruissait de rumeurs : Napoléon avait reformé sa Grande Armée, il avançait sur la Belgique à une vitesse effroyable, il était là, il était victorieux ! Puis, le jour suivant, il apparaissait qu’il était toujours dans son palais des Tuileries, sans en avoir jamais bougé.

À la fin mai, Jonathan Strange suivit Wellington et l’armée britannique à Bruxelles. Il avait passé les trois derniers mois dans la tranquillité du Shropshire, à méditer sur la magie ; il n’était donc guère surprenant qu’il se sentît un peu perdu au début. Après s’être promené une heure ou deux, il parvint toutefois à la conclusion que la faute en revenait à Bruxelles, et non à lui. Il savait à quoi ressemblait une cité en guerre, et l’on en était loin. Il aurait dû y avoir des compagnies de soldats qui défilaient dans les deux sens, des charrettes chargées de vivres, des visages inquiets. À la place, il voyait des boutiques de modes et des dames qui se prélassaient dans des voitures élégantes. Certes, il y avait des groupes d’officiers partout, mais aucun à l’évidence ne songeait aux rigueurs de la servitude militaire ; l’un d’eux consacrait même beaucoup d’attention et d’efforts à réparer l’ombrelle d’une fillette. On entendait beaucoup plus de rires et de gaieté qu’il ne semblait compatible avec une invasion imminente de Napoléon.

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127

Domicile londonien de Lord Liverpool, un étrange vieil hôtel particulier, plein de coins et de recoins, qui se trouvait au bord de la Tamise.