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Les soldats du carrefour portaient des habits verts aux parements rouges. Soudain ils parurent être assez nombreux.

— Des artilleurs de Nassau, répondit Hadley-Bright, citant une partie des troupes allemandes de Wellington. Les gars du prince d’Orange. Pas de quoi s’inquiéter. Que surveillez-vous ?

— Un carrefour à vingt milles au sud de la ville. Un lieu-dit, Quatre-Bras.

— Oh ! Inutile de perdre notre temps là-dessus ! déclara Hadley-Bright avec un bâillement. Cela se trouve sur la route de Charleroi. L’armée prussienne est à l’autre extrémité, c’est du moins ce qu’on m’a dit. Je ne suis pas sûr que ces lascars soient censés être là… – Il se mit à feuilleter des documents décrivant la disposition des différentes armées alliées. – Non, vraiment, je ne crois pas que…

— Mais qu’est-ce donc ? l’interrompit Strange, montrant un soldat en habit bleu qui avait brusquement surgi sur la hauteur d’en face, son mousquet paré à faire feu.

Il y eut un silence de mort.

— Un Français, répondit Hadley-Bright.

— Est-il censé être là ? demanda Strange.

Le Français avait été rejoint par un autre. Puis en apparurent cinquante autres. Les cinquante devinrent deux cents, trois cents, mille ! Le versant de colline grouillait de Français comme un fromage grouille d’asticots. L’instant suivant, ils se mirent tous à décharger leurs mousquets sur les artilleurs de Nassau, massés au carrefour. L’engagement ne dura pas longtemps. Les artilleurs de Nassau tirèrent leurs canons. Les Français, qui n’avaient pas de canons, se replièrent derrière la colline.

— Ha ! s’exclama Strange, ravi. Ils sont battus ! Ils ont fui !

— Oui, mais d’où sortaient-ils, d’abord ? marmonna Hadley-Bright. Pouvez-vous voir de l’autre côté de cette colline ?

Strange tapota l’eau et fit une sorte de geste tournant au-dessus de sa surface. La croisée des chemins s’évanouit ; à sa place apparut une excellente vue de l’armée française ou, sinon de toute l’armée, d’une partie très substantielle de celle-ci.

Hadley-Bright s’assit, telle une marionnette dont on a coupé les fils. Strange jura en espagnol, une langue qu’il associait naturellement à la guerre. Les armées alliées étaient au mauvais endroit. Les divisions de Wellington se trouvaient à l’ouest, prêtes à défendre jusqu’à la mort toutes sortes de positions que Napoléon n’avait aucune intention d’attaquer. Le général Blücher et l’armée prussienne étaient beaucoup trop à l’est. Et voilà que l’armée française faisait irruption au sud ! En l’état actuel des choses, ces artilleurs de Nassau (qui atteignaient peut-être les trois ou quatre cents hommes) étaient tout ce qui s’interposait entre Bruxelles et les Français.

— Monsieur Strange ! Faites quelque chose, je vous en supplie ! s’écria Hadley-Bright.

Strange prit une profonde inspiration et ouvrit les bras en grand, comme s’il battait le rappel de toute la magie qu’il avait apprise.

— Dépêchez-vous, monsieur Strange ! Dépêchez-vous !

— Je pourrais déplacer la ville ! murmura Strange. Oui, je pourrais déplacer Bruxelles ! Je pourrais la mettre quelque part où les Français ne la trouveront pas…

— La mettre où ? cria Hadley-Bright, agrippant les mains de Strange pour les abaisser de force. Nous sommes cernés par les armées. Nos propres armées ! Si vous déplacez Bruxelles, vous êtes bien capable d’écraser quelques-uns de nos régiments sous les maisons et les pavés. Le duc ne sera pas content. Il a besoin de tous ses hommes jusqu’au dernier…

Strange réfléchit un peu plus.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il.

Une sorte de brise s’engouffra dans la pièce. Loin d’être désagréable, elle avait un parfum frais d’océan. Hadley-Bright regarda par les fenêtres. Au-delà des maisons, des églises, des palais et des parcs, se dressaient des sommets montagneux qui n’étaient pas là un instant plus tôt. Ils étaient noirs, peut-être couverts de sapins. L’air était beaucoup plus pur, comme si nul ne l’avait jamais respiré.

— Où sommes-nous ? demanda Hadley-Bright.

— En Amérique, répondit Strange, avant d’ajouter en guise d’explication : Ce continent a toujours l’air si vide sur les cartes.

— Mon Dieu ! Mais ce n’est pas mieux qu’avant ! Avez-vous donc oublié que nous venons de signer un traité de paix avec l’Amérique ? Rien ne provoquera davantage le mécontentement des Américains que l’apparition d’une ville européenne sur leur sol !

— Oh, probablement ! Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, cependant, je vous l’assure. Nous sommes loin de Washington ou de La Nouvelle-Orléans, ou de tous ces endroits où des batailles ont été livrées. À des centaines de milles, je crois. Au moins… à la vérité, je ne sais où exactement. Pensez-vous que ce soit si important[128] ?

Hadley-Bright sortit en coup de vent pour aller trouver le duc et l’aviser que, contrairement à ce qu’il aurait pu penser, les Français étaient désormais en Belgique, mais que lui, le duc, n’y était pas.

Sa Grâce (qui se trouvait prendre le thé avec quelques politiciens britanniques et comtesses belges) accueillit la nouvelle avec son imperturbabilité coutumière. Une demi-heure plus tard, il se présentait à l’hôtel de Strange avec le directeur de l’Intendance militaire, le colonel de Lancey. Il baissa les yeux pour contempler avec une mine sévère la vision offerte par le bassin d’argent.

— Napoléon m’a mystifié, nom de Dieu ! s’exclama-t-il. De Lancey, vous devez noter les ordres le plus vite possible. Nous devons masser l’armée à Quatre-Bras.

Le malheureux colonel de Lancey eut un air des plus alarmés.

— Comment transmettre les ordres aux officiers, avec tout l’Atlantique qui nous sépare ? s’enquit-il.

— Oh ! répondit Sa Grâce, Mr Strange s’en chargera.

Un mouvement de l’autre côté de la fenêtre lui tira l’œil. Quatre cavaliers passaient. Ils avaient le maintien des rois et l’expression des empereurs. Leur peau était couleur d’acajou ; leurs cheveux, longs, étaient du noir luisant d’une aile de corbeau. Ils étaient vêtus de peaux décorées de piquants de porc-épic. Chacun était muni d’un fusil dans son étui de cuir, d’une lance d’aspect redoutable (aussi emplumée que leurs têtes !) et d’un arc.

— Oh ! De Lancey, trouvez-moi quelqu’un pour demander à ces drôles s’ils aimeraient combattre demain, voulez-vous ? Ils pourraient faire l’affaire.

Une ou deux heures plus tard, dans la ville d’Ath, à vingt milles de Bruxelles (ou plutôt à vingt milles de l’habituel emplacement de Bruxelles), un pâtissier* sortit une fournée de petits gâteaux du four. Une fois les gâteaux refroidis, il traça une lettre sur chacun d’eux au moyen d’un sucre glace rose, une fantaisie qu’il osait pour la première fois. Son épouse, qui ne connaissait pas un mot d’anglais, disposa les gâteaux sur un plateau en bois et confia celui-ci au sous-pâtissier. Le sous-pâtissier le livra au quartier général des armées alliées, sis en ville, où Sir Henry Clinton donnait des ordres à ses officiers. Le sous-pâtissier présenta les gâteaux à Sir Henry, qui en prit un et s’apprêtait à le porter à sa bouche quand le major Norcott du 95e régiment d’infanterie légère poussa un cri de surprise. Là, sous leurs yeux, écrite au sucre glace rose sur de petits gâteaux, se trouvait une dépêche de Wellington ordonnant à Sir Henry de déplacer la 2e division d’infanterie vers Quatre-Bras dans le plus bref délai. Sir Henry leva les yeux de stupéfaction. Le sous-pâtissier lui adressa un grand sourire.

À peu près au même moment, le général responsable de la 3e division – un gentleman du Hanovre, Sir James Alten – était en plein travail dans un château, à vingt-cinq milles au sud-ouest de Bruxelles. Il regarda par hasard par la fenêtre et remarqua dans la cour des trombes d’eau au comportement bizarre ; il pleuvait au centre de la cour sans que les murs fussent mouillés le moins du monde. Sir Charles eut la curiosité de sortir pour aller observer le phénomène de près. Là, écrit avec des gouttes de pluie dans la poussière, il lut le message suivant :

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128

Les habitants de Bruxelles et les diverses armées occupant la ville furent intrigués d’apprendre qu’ils se trouvaient désormais dans un pays lointain. Malheureusement, ils étaient plus occupés par les préparatifs de la bataille à venir (ou, dans le cas de la partie la plus fortunée et la plus frivole de la population, par ceux du bal que la duchesse de Richmond donnait le soir même), et presque personne n’eut le temps d’aller découvrir à quoi ressemblait leur nouveau pays ou qui étaient ses indigènes. En conséquence, pendant longtemps on ne sut pas où précisément Strange avait placé Bruxelles en cet après-midi de juin.

En 1830, un trappeur négociant du nom de Pearson Denby voyageait dans le pays des Grandes Plaines. Un chef Lakota de sa connaissance, « Homme-qui-a-peur-de-l’eau », l’aborda. Homme-qui-a-peur-de-l’eau voulait savoir s’il pouvait acheter pour son compte des boules de feu noir. Homme-qui-a-peur-de-l’eau lui expliqua qu’il avait l’intention de guerroyer contre ses ennemis et avait donc un besoin urgent des boules. Il dit qu’à une époque il avait possédé une cinquantaine de ces boules et qu’il les avait toujours utilisées avec modération, mais qu’il n’en avait plus. Denby ne comprenait pas. Il demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau s’il voulait parler de munitions. Non, répondit Homme-qui-a-peur-de-l’eau. Cela ressemblait à des munitions, quoique en beaucoup plus gros. Il emmena Denby à son campement et lui montra un obusier en cuivre de 140 mm fabriqué par la Carron Company de Falkirk en Écosse. Denby fut étonné et demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau comment il s’était procuré ce canon en premier lieu. Homme-qui-a-peur-de-l’eau raconta qu’une tribu s’appelant le Peuple Imparfait habitait dans des montagnes avoisinantes. Cette tribu avait été créée très soudainement un certain été ; son Créateur n’avait donné toutefois à ses membres qu’un des talents dont les hommes avaient besoin pour survivre, celui de se battre. Tous les autres savoir-faire leur manquaient ; ils ne savaient pas chasser le bison ou l’antilope, ni dresser les chevaux, ni se construire de maisons. Ils ne parvenaient même pas à se comprendre les uns les autres, étant donné que leur fou de créateur leur avait donné quatre ou cinq langues différentes. Mais ils avaient eu ce canon, qu’ils avaient échangé avec Homme-qui-a-peur-de-l’eau contre des vivres.

Intrigué, Denby se mit à la recherche du Peuple Imparfait. Au début, celui-ci ne lui parut guère différent de n’importe quelle autre tribu, mais ensuite Denby remarqua que les anciens avaient un air étrangement européen et que certains d’entre eux parlaient anglais. Plusieurs de leurs coutumes leur étaient communes avec les tribus de Lakota, tandis que d’autres paraissaient fondées sur l’art militaire européen. Leur langue, bien que proche de celle des Lakota, contenaient beaucoup de termes anglais, hollandais et allemands.

Un certain Robert Heath (appelé aussi P’tit-homme-trop-bavard) expliqua à Denby qu’ils avaient tous déserté de différentes armées et régiments l’après-midi du 15 juin 1815 parce qu’une grande bataille devait être livrée le lendemain et qu’ils avaient tous le pressentiment qu’ils allaient mourir s’ils restaient. Denby savait-il si c’était Lord Wellington ou Napoléon Bonaparte qui était à présent roi de France ? Denby était incapable de répondre. « Eh bien, monsieur, reprit Heath avec philosophie, que ce soit l’un ou l’autre, il est probable que cela ne change pas la vie pour vos pareils et les miens. »