Et de s’éloigner d’un galop.
Strange le suivit des yeux. Il avait envie d’émettre quelques remarques lourdes de sens sur l’ingratitude du duc envers ses amis, les Highlanders ; ces derniers paraissaient toutefois un tantinet occupés, bombardés comme ils l’étaient par les canons et taillés en pièces par les sabres. Alors il prit sa carte, se hissa hors du fossé et se fraya un chemin jusqu’au carrefour où le secrétaire militaire du duc, Lord Fitzroy Somerset, examinait les alentours avec une mine inquiète.
— Monsieur ? lança Strange. Je me vois dans l’obligation de vous poser une question. Comment la bataille se déroule-t-elle ?
Somerset eut un soupir.
— Tout est bien qui finira bien. Bien sûr que oui. Seulement la moitié de l’armée n’est pas encore là. Nous n’avons presque pas de cavalerie, en quelque sorte. Je sais que vous avez envoyé très promptement leurs ordres aux divisions, mais certaines d’entre elles étaient simplement trop éloignées. Si les Français obtiennent des renforts avant nous, alors…
Il leva les épaules.
— Et si les renforts français doivent arriver, de quelle direction arriveront-ils ? Du sud, j’imagine ?
— Du sud et du sud-est.
Strange ne retourna pas à la bataille. Finalement, il gagna à pied la ferme de Quatre-Bras, juste derrière les lignes britanniques. Les bâtiments étaient déserts. Des portes bâillaient, des rideaux volaient par les fenêtres. Dans la hâte, une faux et une houe avaient été jetées dans la poussière. Dans les ténèbres de l’étable qui sentait le lait, il trouva une chatte avec une portée de petits. Chaque fois que le canon tonnait (c’est-à-dire souvent), la chatte tremblait. Il alla lui chercher de l’eau et lui parla doucement. Puis il s’assit sur les dalles glacées et déplia sa carte devant lui.
Il se mit à déplacer les routes, les chemins et les villages au sud et à l’est du champ de bataille. D’abord, il échangea les positions de deux villages. Ensuite, toutes les routes qui allaient d’est en ouest, il les orienta du nord au sud. Il patienta dix minutes, puis remit tout dans l’ordre originel. Quant aux bois des alentours, il les tourna en sens contraire. Après quoi il fit couler les ruisseaux dans la direction opposée. D’heure en heure, il continuait à modifier le paysage. La tâche était ardue, fastidieuse – réellement aussi assommante que tout ce qu’il avait fait avec Norrell par le passé. À six heures et demie, il entendit les clairons alliés sonner l’offensive. À huit heures, il se levait et étirait ses membres ankylosés.
— Eh bien, lança-t-il à l’adresse de la chatte, je ne sais absolument pas si cela a produit son petit effet ou non[131].
Une nuée noire planait au-dessus des champs. Ces lugubres témoins des combats, les corneilles et les corbeaux, étaient arrivés par centaines. Strange trouva ses amis, les Highlanders, dans un état désespéré. Ils avaient pris une maison proche de la route, mais avaient perdu dans l’opération la moitié de leurs hommes et vingt-cinq de leurs trente-six officiers, y compris leur colonel, un homme que beaucoup d’entre eux considéraient comme leur père. Plus d’un vétéran grisonnant pleurait, assis la tête entre les mains.
Les Français étaient apparemment retournés à Frasnes, ville d’où ils étaient venus le matin. Strange demanda à plusieurs personnes si cela signifiait que les alliés avaient gagné, mais nul ne semblait avoir d’information précise sur ce point.
Ce soir-là, il dormit à Genappe, un village situé trois milles plus loin sur la route de Bruxelles. Il prenait son petit déjeuner quand le capitaine Hadley-Bright apparut, porteur de nouvelles : l’alliée du duc, l’armée prussienne, avait reçu une terrible rossée dans la bataille de la veille.
— Sont-ils vaincus ? demanda Strange.
— Non, ils se sont repliés, et monsieur le duc dit que nous devons les imiter. Il a choisi un terrain où se battre et les Prussiens nous retrouveront là-bas. Un village qui s’appelle Waterloo…
— Waterloo ? Quel nom incroyablement ridicule[132] ! s’exclama Strange.
— Incroyable, n’est-ce pas ? Je ne suis pas parvenu à le trouver sur la carte.
— Oh ! fit Strange. Cela nous arrivait continuellement en Espagne ! Sans doute votre informateur vous a-t-il mal épelé le nom. Vous pouvez m’en croire, il n’existe pas de Waterloo…
Peu après midi, ils montaient à cheval et s’apprêtaient à suivre l’armée pour sortir de Genappe, quand tomba une dépêche de Wellington : un escadron de lanciers français approchait. Mr Strange pouvait-il tenter quelque chose pour les harceler ? Désireux d’éviter d’être accusé une nouvelle fois de magie à la mode de Vauxhall-Gardens, Strange prit conseil de Hadley-Bright.
— Qu’est-ce que la cavalerie déteste le plus au monde ?
Hadley-Bright réfléchit un moment.
— La boue, répondit-il enfin.
— La boue, vraiment ? Oui, je crois que vous avez raison. Enfin, la magie des météores est des plus évidentes et des plus sérieuses !
Les cieux s’obscurcirent. Un nuage orageux d’un noir d’encre apparut ; il était aussi gros que toute la Belgique, et si chargé, si lourd que ses bords déchiquetés semblaient brosser les faîtes des arbres. Il y eut un éclair, et le monde devint fugitivement d’un blanc de craie. Un claquement assourdissant retentit ; l’instant d’après, la pluie tombait à tels torrents que la terre frémissait et sifflait.
En quelques instants, les champs s’étaient transformés en bourbiers. Les lanciers français étaient dans l’incapacité totale de se livrer à leur sport favori, une monte rapide et adroite ; l’arrière-garde de Wellington put se dégager sans coup férir.
Une heure plus tard, Strange et Hadley-Bright eurent la surprise de découvrir qu’il existait bien un village appelé Waterloo et qu’ils y étaient arrivés. À cheval sous la pluie, monsieur le duc contemplait avec bonhomie les hommes, les bêtes et les chariots maculés de boue.
— Excellente boue, Merlin ! lança-t-il joyeusement. Très collante et très glissante. Cela ne sera point du tout du goût des Français. Davantage de pluie, je vous prie ! Bon, vous voyez cet arbre, là où la route descend ?
— L’orme, Votre Grâce ?
— Celui-là. Si vous voulez bien vous y tenir pendant la bataille de demain, je vous en serai très obligé. Je serai là de temps à autre, mais sans doute guère. Mes gars vous apporteront mes instructions.
Ce soir-là, les différentes divisions de l’armée alliée s’emparèrent de positions le long d’une corniche peu profonde, au sud de Waterloo. Au-dessus de leurs têtes, le tonnerre grondait et il pleuvait à flots. De temps en temps, des délégations d’hommes tout crottés s’approchaient de l’orme et suppliaient Strange d’arrêter la pluie ; il se bornait à secouer la tête en répétant :
— Je l’arrêterai quand monsieur le duc m’en priera.
Les anciens d’Espagne, eux, firent observer d’un air approbateur que la pluie était toujours l’amie d’un Anglais en temps de guerre. Ils exhortaient leurs camarades.
— Rien ne vous est plus rassurant ou plus familier, voyez-vous… Alors que ce temps déconcerte d’autres nations. Il a plu la veille de Fuentes, de Salamanque et de Vitoria.
C’étaient les noms de quelques grandes victoires remportées en Espagne par Wellington.
131
La technique magique communément admise pour jeter la confusion dans les routes, paysages, pièces et autres espaces physiques revient à créer un labyrinthe à l’intérieur de ceux-ci. Strange n’apprit cette magie qu’en février 1817.
Toutefois, ce fut là indiscutablement l’action décisive de la campagne. À l’insu de Strange, le général français Erlon tentait d’atteindre le champ de bataille avec 20 000 hommes. Finalement, il passa ces heures cruciales à arpenter un paysage qui changeait de façon inexplicable toutes les deux ou trois minutes. Lui et ses hommes fussent-ils parvenus à Quatre-Bras, il est probable que les Français eussent gagné et qu’il n’y aurait jamais eu de Waterloo. Piqué au vif par les paroles abruptes du duc un peu plus tôt dans la journée, Strange ne parla à personne de ses expérimentations. Plus tard, il en informa John Segundus et Thomas Levy. Par conséquent, les historiens de Quatre-Bras furent dans l’embarras pour expliquer l’échec d’Erlon avant la publication de La Vie de Jonathan Stranp de John Segundus en 1820.