Qu’y avait-il d’autre ? Que savait-il d’autre ? Il réfléchit mûrement. Jadis, John Uskglass se fabriquait parfois un champion avec des corbeaux : des oiseaux s’assemblaient pour former un géant noir, hérissé et mobile, qui était capable d’accomplir sans difficulté n’importe quelle tâche. D’autres fois, Uskglass composait ses serviteurs de terre glaise.
Strange évoqua une vision du puits de Hougoumont. Il remodela l’eau du puits en une vague fontaine, puis, avant que la fontaine ait pu s’écouler sur le sol, il la contraignit à prendre la disgracieuse apparence d’un homme. Ensuite, il ordonna à l’Homme d’eau de courir vers les flammes et de se jeter dessus. Ainsi un box de l’écurie fut-il arrosé avec succès, et trois soldats épargnés. Strange avait beau en façonner d’autres aussi vite que possible, l’eau n’est pas un élément qui garde facilement une forme cohérente ; au bout d’une heure ou deux de ce labeur, il avait la tête qui tournait et les mains qui tremblaient violemment.
Entre quatre et cinq heures, il se produisit un événement absolument inattendu. Levant les yeux, Strange vit approcher une multitude éclatante : la cavalerie française. Ils chevauchaient à cinq cents de front et sur douze rangs de profondeur, et pourtant le tonnerre des canons était tel qu’ils n’émettaient aucun bruit qui fût audible ; ils paraissaient arriver en silence. « Ils doivent tout de même s’apercevoir que l’infanterie de Wellington est intacte, songea Strange. Ils vont être taillés en pièces ! » Derrière lui, les régiments d’infanterie formaient les carrés ; certains des hommes crièrent à Strange de venir s’abriter à l’intérieur du leur. Cela lui parut de bon conseil, aussi y alla-t-il.
Depuis la sécurité relative de son carré, Strange suivit la charge de la cavalerie ; les cuirassiers portaient des plastrons flamboyants et des casques à haut cimier ; les armes des lanciers étaient ornées de pennons rouge et blanc ondoyants. Ils étaient loin d’incarner les enfants de ce siècle terne. Ils appartenaient plutôt à la gloire des temps anciens. Strange décida donc de les marier avec une ancienne gloire de son invention. Les images des serviteurs de John Uskglass brûlaient dans son imagination : des serviteurs composés de corbeaux, d’autres de terre. Sous les cavaliers français, la boue se mit à cloquer et à bouillonner. Elle se métamorphosa en mains géantes. Les mains se tendirent et abattirent hommes et montures. Ceux qui tombaient étaient piétinés par leurs camarades. Le reste subit un déluge de feu de l’infanterie alliée. Strange observa la scène, impassible.
Après que les Français eurent été repoussés, il revint à son bassin d’argent.
— Est-ce vous, le magicien ? demanda une voix.
Se retournant vivement, il fut ahuri de découvrir un petit personnage, rond et doux d’aspect, qui lui souriait.
— Pour l’amour de Dieu, qui êtes-vous ? voulut-il savoir.
— Je m’appelle Pink, expliqua le bonhomme. Je suis commis voyageur pour la Welbeck’s Superior Buttons, de Birmingham. J’ai un message de monsieur le duc pour vous.
Strange, qui était couvert de boue, et plus las qu’il ne l’avait jamais été de sa vie, mit un moment à comprendre la situation.
— Où sont donc les aides de camp* de monsieur le duc ?
— Il dit qu’ils sont morts.
— Comment ? Hadley-Bright est mort ? Et le colonel Canning ?
— Hélas, répondit Mr Pink avec un nouveau sourire, je ne puis vous donner d’informations précises. J’ai quitté Anvers hier pour assister à la bataille et, après avoir aperçu monsieur le duc, j’ai saisi l’occasion pour lui présenter mes respects et vanter au passage les extraordinaires qualités des boutons supérieurs Welbeck. Il m’a demandé une faveur spéciale, venir vous annoncer que l’armée prussienne est en route pour ici et a déjà atteint les forêts parisiennes, mais, selon Sa Grâce, elle « passe un mauvais quart d’heure »… – Mr Pink sourit encore et battit des paupières de s’entendre prononcer des mots si martiaux – … un très mauvais quart d’heure dans les petits chemins et la boue. Auriez-vous la bonté de leur ouvrir une route entre les bois et le champ de bataille ?
— Certainement, répondit Strange, grattant une croûte de boue sur son visage.
— Je vais en informer Sa Grâce. – Il marqua un silence et demanda d’un air songeur : – Croyez-vous que Sa Grâce aimerait commander des boutons ?
— Pourquoi non ? Elle aime autant les boutons que les trois quarts des hommes.
— Alors, savez-vous, nous pourrions mettre « Fournisseur de boutons de Sa Grâce monsieur le duc de Wellington » dans toutes nos réclames. – Mr Pink rayonnait de bonheur. – Je repars donc !
— Oui, oui, vous repartez.
Strange créa donc la route destinée aux Prussiens ; par la suite, il fut toujours enclin à penser qu’il avait dû rêver Mr Pink de la Welbeck’s Superior Buttons[133].
Les événements se répétaient. Maintes fois la cavalerie française chargea et Strange se réfugia dans le carré d’infanterie. Maintes fois les redoutables cavaliers tourbillonnèrent contre les côtés du carré telles des vagues successives, maintes fois Strange tira des mains monstrueuses de la terre pour les abattre. Dès que la cavalerie se repliait, la canonnade reprenait ; il retourna à son plat d’argent et façonna des hommes avec de l’eau, afin d’éteindre l’incendie et de soulager les mourants dans Hougoumont aux abois et en ruine. Tout recommençait sans arrêt ; il était inconcevable que les combats dussent jamais cesser. Il se prit à songer qu’il en avait toujours été ainsi.
« Il doit bien y avoir un moment où les balles de mousquet et les boulets de canon viendront à manquer, pensa-t-il. Qu’allons-nous faire, alors ? Nous tailler en pièces les uns les autres à coups de sabre et de baïonnette ? Et si nous trépassons tous jusqu’au dernier, qui sera déclaré victorieux ? »
La fumée refluait, révélant des moments figés tels les tableaux d’un théâtre fantomatique : juste en face de lui se trouvait un énorme cuirassier français, monté sur un cheval également énorme. La première pensée de Strange fut de se demander si l’ennemi savait qui il était. (Il avait ouï dire que l’armée française, détestait le magicien anglais avec une ardeur toute latine.) Sa seconde pensée fut qu’il avait oublié ses pistolets dans le carré d’infanterie.
Le cuirassier leva son sabre. Sans réfléchir, Strange marmonnal’ Animant evocare de Stokesey. Une espèce d’abeille sortit du plastron du cuirassier pour venir se poser sur la paume de la main de Strange. Sauf que ce n’était pas une abeille, mais une perle de lumière d’un bleu nacré. Une seconde lumière s’envola de la monture du cuirassier. Le cheval hennit et se cabra. Le cuirassier, perplexe, ouvrit de grands yeux.
Strange leva l’autre main pour bannir cheval et cavalier de l’existence. Puis il s’immobilisa.
« Et un magicien peut-il tuer un homme avec sa magie ? » avait demandé monsieur le duc.
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En réalité, Mr Pink n’était qu’un des civils que monsieur le duc enrôla de force comme