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— Tout cela est bien magnifique, monsieur, je crois cependant apercevoir quelques noix de porc ordinaires qui m’ont l’air tout à fait appétissantes.

— Ah, Stephen ! Comme toujours, la noblesse de vos instincts vous a poussé à choisir le mets le plus raffiné de tous ! En effet, même si les noix de porc sont préparées assez simplement, elles ont frit dans la graisse des fantômes exorcisés de cochons noirs gallois qui rôdent la nuit dans les monts du pays de Galles, terrifiant les habitants de cette déplorable contrée ! La nature de fantôme de ces bêtes et leur férocité donnent à ces noix une saveur extraordinaire, à nulle autre pareille ! Et la sauce qui les accompagne est concoctée avec des cerises qui proviennent du verger d’un centaure !

Prenant un pichet doré et orné de pierreries, le gentleman servit à Stephen un verre de vin rubis.

— Ce vin est un des millésimes de l’enfer. Que cela ne soit pas une raison pour vous empêcher d’y goûter ! Sans doute avez-vous entendu parler de Tantale ? Ce méchant roi qui a découpé son fils pour en faire un pâté en croûte et l’a mangé ? Il a été condamné à rester immergé jusqu’au menton dans un lac dont il ne peut pas boire l’eau, sous une vigne chargée de raisins qu’il lui est impossible de grappiller. Et comme cette vigne a été plantée là à seule fin de tourmenter Tantale, vous pouvez être certain que ses grappes possèdent un goût et un parfum délicieux… Ainsi que son vin. Les grenades, elles, viennent du verger personnel de Perséphone.

Stephen goûta le vin et les noix de porc.

— Un vrai délice, monsieur. À quelle occasion avez-vous donc déjà dîné ici ?

— Oh ! Mes amis et moi célébrions notre départ pour les croisades. William de Lanchester[134] était présent, ainsi que Tom Dundell[135] et maints autres nobles seigneurs et chevaliers, aussi bien du monde chrétien que de celui des fées. Naturellement, ce n’était pas une taverne, alors. C’était une auberge. De nos places, nous voyions une vaste cour entourée de colonnes sculptées et dorées. Nos serviteurs, nos pages et nos écuyers allaient et venaient, préparant tout pour que nous assouvissions une terrible vengeance sur nos méchants ennemis ! De l’autre côté de la cour se trouvaient les écuries qui abritaient, non seulement les plus beaux chevaux d’Angleterre, mais trois licornes, qu’un autre garçon-fée – un de mes cousins – emmenait en Terre sainte pour percer de part en part nos ennemis. Plusieurs magiciens de talent étaient attablés avec nous. Ils n’avaient absolument aucune ressemblance avec les épouvantails qui passent aujourd’hui pour des magiciens. Ils étaient aussi beaux de leurs personnes qu’accomplis dans leur art ! La gent ailée fondait du ciel pour entendre leurs ordres. Les pluies et les rivières étaient leurs servantes. L’aquilon, le zéphyr n’existaient que pour satisfaire leurs demandes. Ils ouvraient les mains et les cités s’écroulaient… Ou renaissaient de leurs cendres ! Quel contraste avec cet horrible vieux birbe qui se tient en son poêle poussiéreux, à marmonner tout seul en tournant les pages de quelque vieux grimoire ! – le gentleman grignota rêveusement un brin de fricassée de crêtes. L’autre écrit un livre, ajouta-t-il.

— C’est ce que j’ai appris, monsieur. Êtes-vous allé le voir récemment ?

Le gentleman fronça le sourcil.

— Moi ? Ne venez-vous pas de m’entendre dire que je tiens ces magiciens pour les coquins les plus sots, les plus exécrables de toute l’Angleterre ? Non, je ne l’ai guère vu plus de deux ou trois fois la semaine depuis qu’il a quitté Londres. Quand il écrit, il taille ses plumes d’oie au carré au moyen d’un vieux canif. Moi, j’aurais honte d’utiliser un vieux canif aussi vilain et aussi abîmé, mais ces magiciens souffrent toutes sortes de désagréments devant lesquels vous et moi nous frémirions d’avance. Parfois, il est tellement absorbé dans ce qu’il écrit qu’il en oublie d’aiguiser sa plume. De l’encre gicle alors sur son papier et dans son café, ce dont il ne se soucie guère.

Stephen songea combien il était étrange que le gentleman, qui résidait dans un château partiellement en ruine, entouré des affreux ossements de batailles passées, dût être si sensible au désordre des maisons des autres.

— Et sur le sujet du livre, monsieur ? demanda-t-il. Quelle est votre opinion ?

— C’est vraiment très curieux ! L’auteur relate toutes les plus importantes apparitions de ma race dans ce pays. Il y a des récits de nos interventions dans les affaires de Grande-Bretagne pour le bien de celle-ci et la gloire de son peuple. Il défend continuellement l’opinion que rien n’est plus souhaitable que de voir les magiciens de cette ère-ci faire appel à nous sans délai et solliciter notre aide. Pouvez-vous y comprendre quelque chose, Stephen ? Pour ma part, je ne puis. Quand j’ai voulu inviter le roi d’Angleterre en ma demeure et lui montrer toutes sortes d’attentions courtoises, ce magicien m’a contrecarré. Sa conduite en cette occasion m’a semblé une insulte délibérée !

— Je pense, monsieur, qu’il n’a peut-être pas vraiment compris qui ou ce que vous étiez, dit aimablement Stephen.

— Oh ! Qui peut savoir ce que ces Anglais comprennent ? Leurs esprits sont si particuliers ! Il est impossible de savoir ce qu’ils pensent ! Je crains que vous ne vous en aperceviez, une fois que vous serez leur roi !

— Je n’ai absolument aucun désir d’être roi, monsieur.

— Vous changerez de sentiment quand vous serez roi. Vous êtes juste découragé à la pensée d’être écarté d’Illusions-perdues et de tous vos amis. Soyez sans crainte sur ce sujet ! Moi aussi, je serais malheureux si je pensais que votre ascension devait être une façon de nous séparer. Mais je ne vois aucune nécessité pour vous de résider de manière permanente en Angleterre pour l’unique raison que vous êtes son souverain. Une semaine, on ne peut exiger qu’une personne de goût s’attarde davantage dans un pays aussi ennuyeux. Une semaine est plus qu’assez !

— Et mes devoirs, monsieur ? J’ai cru comprendre que les rois ont beaucoup d’obligations et, aussi peu que je veuille être roi, je n’aimerais pas…

— Mon cher Stephen ! s’écria le gentleman avec une joie affectueuse, bien qu’amusée. Voilà à quoi servent les sénéchaux ! Ils peuvent régler toutes les ennuyeuses affaires du gouvernement pendant que vous demeurez avec moi à Illusions-perdues, à goûter nos plaisirs habituels. Vous reviendrez ici pour percevoir vos impôts et le tribut des nations conquises et tout mettre dans une banque. Oh ! J’imagine qu’il sera de temps en temps prudent de rester en Angleterre assez longtemps pour vous commander un portrait, afin que la populace puisse vous idolâtrer d’autant plus. Parfois vous pourrez gracieusement autoriser toutes les beautés du pays à attendre en rangs de vous baiser les mains et de se toquer de vous. Puis, une fois tous vos devoirs parfaitement remplis, vous pouvez nous revenir la conscience tranquille, à Lady Pole et à moi-même ! – Le gentleman marqua un silence et devint plus pensif que de coutume. – Bien que je doive vous confesser, reprit-il enfin, que mon goût pour la belle Lady Pole ne soit pas aussi irrésistible qu’il le fut jadis. Une autre dame me plaît bien davantage. Elle n’est que modérément jolie, mais son manque de beauté est plus que compensé par sa vivacité et la douceur de sa conversation. En outre, cette autre dame a un grand avantage sur Lady Pole. Comme vous et moi le savons tous les deux, Stephen, si souvent que Lady Pole honore ma maison de sa visite, elle doit toujours en repartir conformément à notre accord avec ce magicien. Dans le cas de cette dame-ci, un accord aussi stupide ne sera pas nécessaire. Une fois que je l’aurai conquise, je pourrai la garder toujours à mon côté !

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134

William de Lanchester était le sénéchal et le serviteur favori de John Uskglass, et par conséquent un des hommes les plus importants d’Angleterre.

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135

Thomas Dundale, le premier serviteur humain de John Uskglass. (On le voit apparaître au chapitre VL.)