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Assis seul au coin du feu, un monsieur fixait les flammes d’une mine songeuse. Âgé d’une cinquantaine d’années, du genre actif et d’aspect vigoureux, il portait les habits rustiques et les bottes d’un gentleman-farmer. Un petit verre de vin et une assiette de biscuits étaient posés sur le guéridon à côté de lui. Manifestement, Jeremy avait décidé que le visiteur avait attendu assez longtemps pour mériter une collation.

Mr Hyde et Jonathan Strange avaient été voisins toute leur vie. Les différences sensibles de leurs fortunes et de leurs goûts, cependant, étaient cause qu’ils n’avaient jamais été plus que de simples relations. En réalité, ils se rencontraient pour la première fois depuis que Strange était devenu magicien.

Ils échangèrent une poignée de main.

— Vous vous demandez sans doute, monsieur, commença Mr Hyde, ce qui peut m’amener chez vous par pareil temps.

— Le temps ?

— Oui, monsieur. Il est très mauvais.

Strange jeta un regard par la fenêtre. Les hautes montagnes entourant Ashfair étaient enneigées. La moindre branche, la moindre brindille portaient leur charge de neige. L’air même semblait blanc de givre et de brouillard.

— C’est exact. Je ne l’avais pas remarqué. Je ne suis pas sorti de la maison depuis dimanche.

— Votre serviteur me dit que vous êtes très absorbé par vos études. Pardonnez-moi si je vous importune, mais j’ai à m’entretenir avec vous d’un sujet qui ne peut attendre plus longtemps.

— Oh ! Il n’est pas nécessaire que vous vous justifiiez. Et comment va votre… – Strange hésita, cherchant à se souvenir si Mr Hyde avait une femme, des enfants, des frères, des sœurs ou des amis, avant de s’aviser qu’il ne disposait d’aucun renseignement sur le sujet – … ferme ? acheva-t-il. Je crois me rappeler qu’elle se trouve à Aston.

— Nous sommes plus près de Clunbury.

— Clunbury, oui.

— Tout va bien pour nous, monsieur Strange, hormis un événement assez… inquiétant qui m’est arrivé, il y a trois jours. Depuis lors je m’interroge sur l’opportunité de venir vous en parler. J’ai demandé conseil à mon épouse et à mes amis, et tous sont convenus que je devais vous narrer ce que j’ai vu. Voilà trois jours, j’avais donc affaire du côté gallois de la frontière, avec David Evans… Vous le connaissez sans doute, monsieur ?

— Je le connais de vue, bien que je ne lui aie jamais parlé. Ford le connaît, je crois.

(Ford était le régisseur qui s’occupait d’administrer tout le domaine de Strange.)

— Eh bien, monsieur, David Evans et moi avions conclu notre marché avant deux heures et j’étais très pressé de rentrer à la maison. Une épaisse couche de neige recouvrait la campagne, et les routes entre ici et Llanfair Waterdine étaient très mauvaises. Vous ne le savez peut-être pas : la maison de David Evans est perchée sur un contrefort et jouit d’une vue imprenable sur l’ouest. Dès que lui et moi sommes sortis, nous avons aperçu de gros nuages gris chargés de neige qui venaient vers nous. Mrs Evans, la mère de Dave, insistait pour que je reste chez eux et ne rentre que le lendemain. Néanmoins, après avoir débattu la question, Evans et moi sommes tombés d’accord que tout se passerait bien à condition de partir sur-le-champ et de rentrer par le chemin le plus direct possible. En d’autres mots, il me fallait grimper au Dyke[136] à cheval et repasser la frontière anglaise avant que la tempête ne me rattrape.

— Le Dyke ? répéta Strange, fronçant le sourcil. La pente est raide, même en été, et c’est un endroit très isolé s’il devait se produire un accident. Je ne crois pas que je l’eusse tenté. Toutefois vous connaissez ces monts et leurs humeurs mieux que moi.

— Vous êtes peut-être plus avisé que je ne l’ai été, monsieur. Tandis que je grimpais vers le Dyke, un vent fort, violent, s’est levé, soulevant la neige déjà tombée et la projetant dans les airs. La neige tenait sur la robe de ma monture et sur ma houppelande et, quand j’ai baissé les yeux, nous étions aussi blancs que le versant de montagne, aussi blancs que le ciel. Aussi blancs que tout. Sous l’effet des bourrasques, les flocons prenaient des formes fantastiques, si bien que j’avais le sentiment d’être entouré de fantômes tourbillonnants et de l’espèce de démons et de djinns qui hantent les contes de la dame arabe[137]. Mon pauvre cheval – qui n’est pas en général une bête nerveuse – paraissait voir toutes sortes de choses de nature à l’effrayer. Comme vous pouvez vous l’imaginer, je commençais à regretter vivement de ne pas avoir accepté l’hospitalité de Mrs Evans, quand j’ai entendu le tintement d’un glas.

— D’un glas ? s’étonna Strange.

— Oui, monsieur.

— Quelle cloche pouvait donc sonner ?

— Eh bien, absolument aucune, monsieur, dans ces solitudes. En réalité, je n’en reviens pas d’avoir pu l’entendre, entre les ébrouements de mon cheval et les hurlements du vent !

Strange, se figurant que Mr Hyde était venu le voir pour avoir des explications sur cette cloche mystérieuse, se mit à discourir sur la signification magique des cloches : comment les cloches servaient de protection contre les fées et autres démons, ou comment une mauvaise fée pouvait parfois être chassée par le son d’une cloche d’église. Pourtant, chacun savait que les fées adoraient les cloches ; la magie féerique s’accompagnait souvent de tintements de cloche et l’on entendait souvent un son de clochettes à l’apparition des fées.

— Je ne puis vous expliquer cette étrange contradiction, conclut-il. Les théoriciens de la magie s’interrogent à ce sujet depuis des siècles.

Mr Hyde écouta ce discours avec toutes les apparences de la politesse et de l’attention. Dès que Strange eut terminé, Mr Hyde reprit la parole :

— Monsieur, ce n’était qu’un début, la cloche.

— Oh ! fit Strange, un brin contrarié. Très bien. Continuez alors.

— J’étais déjà monté si haut que je pouvais voir le Dyke, à l’endroit où il longe la corniche. Il y avait quelques arbres tordus, des murs éboulés de pierres branlantes. J’ai regardé au sud et j’ai aperçu une dame qui marchait le long du Dyke dans ma direction.

— Une dame !

— Je la voyais très nettement. Elle avait les cheveux lâchés, et le vent les dressait et les tordait autour de sa tête – Mr Hyde fit des gestes avec ses mains pour montrer comment la chevelure de la dame avait dansé dans la neige en suspens. – Je crois que je l’ai appelée. Je sais qu’elle a tourné la tête et m’a regardé, sans s’arrêter ni ralentir le pas. Elle s’est détournée de moi et a poursuivi son chemin le long du Dyke, entourée de tous les spectres neigeux. Elle n’avait sur elle qu’une robe noire. Pas de châle ni de pelisse. Et cela m’a rempli d’effroi. J’ai songé qu’il avait dû lui arriver un terrible accident. Aussi ai-je éperonné mon cheval dans la montée, autant que la pauvre bête pouvait le supporter. Pendant tout ce temps, je m’efforçais de ne pas perdre la dame de vue, mais le vent me rabattait la neige dans les yeux. J’ai atteint le Dyke et elle a disparu. J’ai donc fait des allées et venues le long du mur. J’ai cherché et j’ai perdu la voix à force de crier. J’étais certain qu’elle avait dû tomber derrière un éboulis de pierres ou une congère, ou encore trébucher dans un terrier de lapin. Ou qu’elle avait peut-être été enlevée par la personne qui lui avait fait du mal en premier lieu.

— Du mal ?

— Voyons, monsieur, je me suis dit qu’elle avait dû être emmenée au Dyke par quelqu’un de malintentionné. On entend des histoires si terribles de nos jours…

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136

Le Dyke est un grand mur de sable et de pierres, à présent délabré, qui sépare le pays de Galles de l’Angleterre, œuvre d’Offa, un roi mercien du VIIIe siècle, à qui l’expérience avait appris à se méfier de ses voisins gallois.

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137

Shéhérazade, héroïne des Mille et Une Nuits (N.d.T.).