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Strange était bien éloigné de l’idéal du riche gentleman anglais selon Henry. Il avait quasiment renoncé aux activités par lesquelles les gentlemen de la campagne anglaise occupent habituellement leur temps. Ni l’agriculture ni la chasse ne l’intéressaient. Ses voisins allaient tirer ; Henry entendait leurs détonations se répercuter dans les bois et les champs enneigés, accompagnées des aboiements de leurs chiens, mais Strange ne prit jamais le fusil. Il fallait toute la persuasion d’Arabella pour l’entraîner dans une promenade d’une demi-heure. Dans la bibliothèque, les ouvrages qui avaient appartenu au père et au grand-père de Strange – ces livres en anglais, en latin et en grec ancien que tout gentleman range sur ses étagères – avaient été enlevés et empilés par terre pour céder la place aux livres et aux carnets personnels de Strange[140]. Des périodiques traitant de la pratique de la magie, tels Les Amis de la magie anglaise et Le Magicien moderne, étaient éparpillés dans toute la maison. Un grand bassin d’argent, parfois rempli d’eau, était posé sur un des guéridons de la bibliothèque. Strange restait souvent assis une demi-heure à scruter l’eau ; il en tapotait la surface, esquissait d’étranges gestes et consignait des notes sur ce qu’il voyait. Sur une autre table, au milieu d’un fouillis de volumes, était étalée une carte d’Angleterre sur laquelle Strange reportait les anciennes routes féeriques conduisant jadis d’Angleterre jusqu’à on ne sait où.

Henry ne comprenait qu’à moitié certaines choses, mais ne les en désapprouvait que plus. Il savait, par exemple, que les salons d’Ashfair avaient un aspect singulier, sans voir que les miroirs de la maison de Strange pouvaient réfléchir aussi bien une lumière vieille d’une demi-heure qu’une autre émise voilà un siècle. Le matin, quand il se réveillait, et le soir, juste avant de s’endormir, il entendait un lointain son de cloche, un tintement triste, comme le campanile d’une cité engloutie qui résonnerait à travers une vaste étendue d’océan. Il ne pensait jamais vraiment à cette cloche ni n’en gardait le moindre souvenir, mais sa note mélancolique l’imprégnait toute la journée.

Il trouvait un soulagement à ses divers mécontentements et déceptions en établissant de nombreuses comparaisons entre les manières de faire de Great Hitherden et celles propres au Shropshire (au grand détriment du Shropshire, bien entendu) et en s’étonnant à haute voix de ce que Strange dût étudier si dur, « comme s’il n’avait pas des biens personnels et que sa fortune restât encore à faire ». Ces remarques étaient généralement adressées à Arabella, mais Strange était souvent à portée de voix. Arabella se retrouva assez vite dans la position peu enviable qui consistait à tenter de maintenir le calme entre les deux.

— Lorsque je souhaiterai l’avis de Henry, déclarait Strange, je le lui demanderai. En quoi cela le regarde-t-il, aimerais-je savoir, où je choisis de construire mes écuries ou comment je passe mon temps ?

— C’est assommant, mon amour, acquiesçait Arabella, et nul ne devrait être surpris si cela vous met de mauvaise humeur. Pourtant, veuillez seulement considérer…

— Mon humeur ! Il ne cesse de me chercher querelle !

— Chut ! chut ! Il va vous entendre. Vous avez été mis à rude épreuve et n’importe qui dirait que vous l’avez supporté comme un ange. Mais, vous savez, je crois qu’il est plein de bonnes intentions. Simplement, il ne s’exprime pas très bien. Malgré tous ses défauts, il nous manquera grandement quand il sera parti.

Sur ce dernier point, Strange n’eut peut-être pas l’air aussi convaincu qu’elle l’eût souhaité. Aussi ajouta-t-elle :

— Soyez indulgent envers Henry. Par égard pour moi !

— Bien sûr, bien sûr ! Je suis la patience incarnée. Vous le savez ! Il existait jadis un proverbe – complètement caduc aujourd’hui. Quelque chose sur les prêtres qui sèment du blé et les magiciens qui sèment du seigle, le tout dans le même champ. La morale de l’histoire, c’est que les prêtres et les magiciens ne s’entendront jamais[141]. Je ne m’en étais jamais avisé jusqu’ici. J’étais en bons termes avec le clergé londonien, je crois. Le doyen de l’abbaye de Westminster et le chapelain du prince régent sont de joyeux drilles. Henry, lui, m’ennuie.

Le jour de Noël, la neige tomba dru. À cause des tracas des derniers jours ou pour quelque autre raison inconnue, Arabella se réveilla au matin en proie à des nausées et à la migraine, et dans l’incapacité de se lever. Strange et Henry se virent donc contraints de se tenir compagnie toute la journée. Henry parla encore beaucoup de Great Hitherden et, le soir, ils jouèrent à l’écarté, jeu dont tous deux étaient amateurs. Cela aurait pu être un moment de plaisir naturel quand, au milieu de la deuxième partie, Strange retourna le neuf de pique et fut instantanément assailli de plusieurs nouvelles idées sur la signification magique de cette carte. Il quitta la table, abandonnant du même coup Henry, et emporta la carte avec lui dans la bibliothèque afin d’y réfléchir. Henry fut donc livré à la solitude.

Aux petites heures du matin suivant, Strange s’éveilla ou émergea à demi. La chambre était baignée d’une légère clarté argentée, qui pouvait facilement être le reflet du clair de lune sur la neige. Il crut voir Arabella habillée, assise au pied du lit, le dos tourné. Elle se brossait les cheveux. Il lui dit quelque chose… Ou, du moins, il crut lui dire quelque chose.

Puis il se rendormit.

Vers sept heures, il se réveilla tout à fait, impatient de retourner dans sa bibliothèque pour y travailler une ou deux heures avant l’apparition de Henry. Il se leva promptement, se précipita dans son vestiaire et sonna Jeremy Johns pour qu’il vînt le raser.

À huit heures, la bonne d’Arabella, Janet Hughes, frappa à la porte de la chambre de sa maîtresse. N’obtenant pas de réponse, Janet crut que celle-ci était peut-être toujours souffrante et repartit.

À dix heures, Strange et Henry prenaient leur petit-déjeuner ensemble. Henry avait décidé de passer sa journée à la chasse et se donnait beaucoup de mal pour convaincre Strange de l’accompagner.

— Non, non, j’ai du travail. Que cela ne vous empêche pas d’y aller ! Après tout, vous connaissez ces champs et ces bois aussi bien que moi. Je puis vous prêter un fusil et l’on trouve des chiens partout, j’en suis certain.

Jeremy Johns fit son apparition et annonça que Mr Hyde était revenu. Il était dans le vestibule et avait demandé à entretenir Strange d’une affaire urgente.

— Oh ! Que nous veut-il encore ? maugréa Strange.

Mr Hyde entra précipitamment, le visage blême d’angoisse.

Soudain Henry s’exclama :

— Où diable ce maraud se croit-il ? Il a un pied dedans, un pied dehors !

Une des nombreuses sources de contrariété de Henry venait des domestiques qui se comportaient rarement avec ce degré de cérémonie qu’il considérait comme conforme aux membres d’une si grande maison. En l’occurrence, Jeremy Johns s’apprêtait à quitter la pièce, mais n’était guère allé plus loin que la porte où, à demi dissimulé dans l’embrasure, lui et un autre domestique s’entretenaient avec des chuchotements pressants.

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140

Les livres qui appartenaient à Strange étaient, bien sûr, des livres sur la magie, non des livres de magie. Ces derniers étaient tous en la possession de Mr Norrell.

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141

La morale allait peut-être un peu plus loin. Dès le XIIe siècle, il était admis que les prêtres et les magiciens étaient en un sens des rivaux. Les uns comme les autres croient l’univers habité par une large variété d’êtres surnaturels et soumis à des forces également surnaturelles. Les uns comme les autres croient que ces êtres peuvent être invoqués par des sortilèges et des prières, et se laisser ainsi persuader d’aider ou de faire obstacle à l’humanité. À maints égards, les deux cosmologies sont remarquablement similaires ; les prêtres et les magiciens tirent toutefois des conclusions très différentes de cette croyance.

Les magiciens sont surtout intéressés par l’utilité de ces êtres surnaturels ; ils désirent savoir dans quelles circonstances et par quels moyens les anges, les démons et les fées peuvent être amenés à apporter leur aide dans les pratiques de magie. Pour leurs besoins, il est presque hors de propos que la première catégorie d’êtres soit divinement bonne, la seconde infernalement méchante et la troisième moralement suspecte. De leur côté, les prêtres ne s’intéressent guère à d’autres aspects.

Dans l’Angleterre médiévale, des tentatives pour réconcilier les deux cosmologies étaient condamnées à échouer. L’Église était prompte à identifier toute une batterie de différentes hérésies dont un magicien sans défiance pouvait être coupable. L’hérésie méraudienne a déjà été citée au chapitre 18.

Alexandre de Whitby (1230(?)–1302) enseignait que l’univers est pareil à une tapisserie, dont seules des parties nous sont visibles simultanément. À notre mort, nous verrons l’ensemble, et les relations que les différentes parties entretiennent les unes avec les autres seront alors claires pour nous. Alexandre fut contraint de publier une rétractation de sa thèse et les prêtres se tinrent désormais à l’affût de l’hérésie whitbyienne. Même le plus humble des magiciens ou magiciennes de village était forcé de déployer la ruse d’un politicien, si il ou elle voulait échapper aux accusations d’hérésie.

Cela ne signifie pas que tous les magiciens évitaient de confondre religion et magie. De nombreux « sortilèges » parvenus jusqu’à nous exhortent tel saint ou tel personnage sacré à aider le magicien. Chose curieuse, la source de la confusion était souvent les fées au service des magiciens. La plupart des fées étaient baptisées de force dès qu’elles pénétraient en Angleterre, et elles se mirent vite à incorporer des allusions aux saints et aux apôtres à leur magie.