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« Il répondit assez bien à son baiser et la laissa encore l’embrasser. Puis il la paya de retour. Un autre soldat se leva de terre et ouvrit la bouche. Il en sortit une mélodie triste et plaintive. Le premier – celui que la jeune fille avait embrassé – la cajola pour l’amener à danser avec lui, la poussant de côté et d’autre avec ses longs doigts blancs jusqu’à ce qu’elle ondulât d’une manière qui lui agréât.

« Ce jeu dura quelque temps ; s’étant échauffée avec la danse, elle s’arrêta un moment pour ôter sa cape. Ses compagnes virent alors que des gouttes de sang, pareilles à des perles de sueur, se formaient sur ses bras, son visage et ses jambes et tombaient sur la neige. Ce spectacle les terrifia, aussi s’enfuirent-elles.

« L’armée étrangère n’entra jamais dans Allendale. Elle continua à chevaucher dans la nuit vers Carlisle. Le lendemain, les habitants de la ville montèrent prudemment aux prés où elle avait bivouaqué. Là-haut, ils trouvèrent la jeune fille, le corps blanc et entièrement exsangue. Tout autour d’elle, le sol était taché de rouge vif.

« À ces signes, ils reconnurent la Daoine Sidhe, la Phalange des fées.

« Des batailles furent livrées ; les Anglais les perdirent toutes. À Noël, la Phalange féerique était à York. Elle tenait déjà Newcastle, Durham, Carlisle et Lancaster. Hormis l’exsanguination de la vierge d’Allendale, les fées usèrent très peu de la cruauté pour laquelle leur race est renommée. De toutes les cités et forteresses qu’elles prirent, seule celle de Lancaster fut réduite en cendres. À Thirsk, au nord d’York, un cochon offensa un membre de la Phalange en se jetant sous les pieds de son cheval, qui se cabra et tomba, se brisant l’échine dans sa chute. L’homme-fée et ses compagnons pourchassèrent le cochon et, après l’avoir attrapé, lui arrachèrent les yeux. L’arrivée de la Phalange en un nouveau lieu était en général cause d’importantes réjouissances parmi les animaux à la fois sauvages et domestiques, comme s’ils reconnaissaient chez les fées un allié contre leur ennemi commun, l’Homme.

« À Noël, le roi Henry convoqua ses comtes, ses évêques, ses abbés et les grands hommes de son royaume en son palais de Westminster pour débattre de l’affaire. Les fées n’étaient pas inconnues en Angleterre, à cette époque. Des villages féeriques étaient établis de longue date en de nombreux endroits, certains cachés par magie, d’autres que leurs voisins chrétiens évitaient simplement. Les conseillers du roi Henry s’accordèrent à dire que les fées étaient méchantes par nature. Elles étaient lascives, menteuses et voleuses ; elles séduisaient les jouvenceaux et les jouvencelles, fourvoyaient les voyageurs et volaient les enfants, le bétail et le blé. Elles étaient incroyablement indolentes : elles maîtrisaient les arts de la maçonnerie, de la menuiserie et de la sculpture depuis des millénaires ; pourtant, plutôt que de se donner la peine de se construire des maisons, la plupart préféraient loger en des gîtes qu’elles se piquaient d’appeler des châteaux, mais qui n’étaient que des brugh, des tertres de terre de haute antiquité. Elles passaient leurs jours à boire et à danser, pendant que leur orge et leurs haricots pourrissaient sur pied, et que leurs bêtes frissonnaient et mouraient sur le versant glacé. Les conseillers du roi répétaient en effet à l’envi que, n’eût été leur magie extraordinaire et leur quasi-immortalité, la race féerique entière eût depuis longtemps péri de faim et de soif. Ce peuple étourdi et imprévoyant n’en avait pas moins envahi un royaume chrétien bien défendu, remporté toutes les batailles qu’il avait livrées, et il avait chevauché de lieu en lieu pour prendre les places fortes qu’il rencontrait sur son passage. Tout cela parlait en faveur d’un certain discernement que les fées n’avaient jamais été connues pour posséder.

« Nul ne savait quoi en conclure.

« En janvier, la Phalange féerique sortit d’York pour chevaucher vers le sud. Arrivée à la Trent, elle marqua une halte. Ainsi, ce fut à Newark, sur les berges de la Trent, que le roi Henry et son armée livrèrent bataille à la Daoine Sidhe.

« Avant la bataille, un vent magique souffla dans les rangs de l’armée du roi Henry et la douce plainte d’un chalumeau se fit entendre, amenant un grand nombre de chevaux à se libérer et à se sauver du côté des fées ; beaucoup emportèrent avec eux leurs malheureux cavaliers. Ensuite, les hommes entendirent les voix de leurs êtres chers – mères, pères, enfants, amants ou amantes – les supplier de revenir à la maison. Une légion de corbeaux descendit du ciel, picotant les visages des Anglais et les aveuglant sous une mêlée d’ailes noires. Les soldats anglais n’avaient pas seulement l’adresse et la férocité de la Sidhe à combattre ; ils devaient aussi lutter contre leur propre effroi face à une magie si mystérieuse. Il ne faut guère s’étonner que la bataille fût brève et que le roi Henry la perdît. Sur le moment, quand le silence retomba et qu’il devint indubitablement clair que le roi Henry avait été vaincu, les oiseaux à des milles à la ronde se mirent à chanter de joie.

« Le roi et ses conseillers attendirent qu’un chef ou un roi s’avançât. Les rangs de la Daoine Sidhe s’écartèrent et quelqu’un finit par apparaître.

« Il devait avoir moins de quinze ans. À la manière de la Daoine Sidhe, il était vêtu de guenilles de grossière laine noire. Comme les autres, il avait des cheveux bruns, longs et raides. Comme eux, il ne parlait ni anglais ni français – les deux langues répandues en Angleterre en ce temps-là –, seulement un dialecte du royaume des fées[142]. Il était beau, son teint était pâle et son air dédaigneux. Pour tous les témoins, il était clair que c’était un homme, pas un garçon-fée.

« Selon les critères des comtes et chevaliers normands et anglais qui le voyaient ce jour-là pour la première fois, il était à peine civilisé. Il n’avait jamais vu ni cuillère, ni chaise, ni bouilloire de fer, ni penny d’argent, ni flambeau de cire. Aucun clan ou royaume féerique de l’époque ne possédait d’objets aussi raffinés. Lorsque le roi Henry et le jouvenceau se rencontrèrent pour se partager l’Angleterre, Henry, assis sur un banc de bois, se régalait de vin dans un gobelet d’argent, tandis que le garçon, installé par terre, buvait du lait de brebis dans un mortier en pierre. Le chroniqueur Orderic Vitalis, qui narra la scène quelque trente ans plus tard, décrit l’outrage ressenti par la cour du roi Henry en voyant, au milieu de ces importantes délibérations, un guerrier de la Daoine Sidhe se pencher et se mettre avec sollicitude à épouiller la chevelure sale du jeune garçon.

« La Phalange féerique comptait dans ses rangs un jeune chevalier normand du nom de Thomas de Dondale[143]. Bien qu’il fût captif en Féerie depuis de nombreuses années, il avait suffisamment de souvenirs de sa langue maternelle, le français, pour permettre au jouvenceau et au roi Henry de se comprendre mutuellement.

« Le roi Henry demanda son nom au jouvenceau.

« Le jouvenceau répondit qu’il n’avait pas de nom[144].

« Le roi Henry lui demanda pourquoi il faisait la guerre à l’Angleterre.

« Le jouvenceau déclara qu’il était le seul membre survivant d’une famille de la noblesse normande à qui le père du roi Henry, Guillaume le Conquérant, avait octroyé des terres dans le nord de l’Angleterre. Les hommes de la maison avaient été dépossédés de leurs terres et de leur vie par un vil ennemi, Hubert de Cotentin. Le jouvenceau affirmait que, quelques années auparavant, son père avait demandé justice à Guillaume II (frère de Henry et son prédécesseur sur le trône), sans rien obtenir. Peu après, son père avait été assassiné. Le garçon rapporta qu’il avait été lui-même enlevé par les hommes de Hubert alors qu’il était encore un nourrisson et abandonné dans la forêt, où le Daoine Sidhe l’avait découvert et emmené vivre au pays des fées. Il était de retour.

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142

De nos jours, plus personne ne connaît cette langue en Angleterre, et tout ce qui nous en reste se limite à une poignée d’emprunts, décrivant diverses obscures pratiques magiques. Matin Pale note dans son De tractatu magicarum linguarum qu’elle était parente des anciennes langues celtiques.

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143

Selon d’autres sources, Thomas de Dundelle ou Thomas de Donvil. Il semble que plusieurs des vassaux de Henry aient reconnu en Thomas le cadet d’un puissant seigneur normand qui avait disparu lors d’un Noël, quatorze ans plus tôt. Étant donné les circonstances de son retour, il est douteux qu’ils aient été particulièrement ravis de le revoir.

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144

Quand il était enfant au pays des fées, la Sidhe l’avait appelé d’un mot de leur langue qui, nous dit-on, signifiait « Étourneau ». Il avait déjà abandonné ce nom à l’époque où il entra en Angleterre. Par la suite, il reprit le nom de son père, John Uskglass, mais, au début de son règne, il était simplement connu sous un des nombreux titres que ses amis ou ses ennemis lui donnaient : le Roi, le roi Corbeau, le roi Noir, le roi du Nord.