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« Il avait la foi d’un très jeune homme et dans la justice absolue de sa cause et dans la totale iniquité de celle des autres. Il s’était mis dans la tête que la terre d’Angleterre qui s’étendait entre la Tweed et la Trent était une juste compensation pour l’impuissance des rois normands à venger les membres de sa famille. Pour ce motif et pour nul autre, le roi Henry était autorisé à garder la moitié méridionale de son royaume.

« Le jouvenceau ajouta qu’il était déjà roi en Féerie. Il donna le nom du roi des fées qui était son souverain. Personne ne comprit[145].

« Ce jour-là, il inaugura son règne ininterrompu de plus de trois cents ans.

« À l’âge de quatorze ans, il avait déjà créé le système de magie que nous utilisons encore aujourd’hui. Ou, plutôt, que nous utiliserions si nous le pouvions ; le gros de ce qu’il savait s’est, hélas, perdu. Il s’agissait d’un parfait mélange de magie féerique et d’humaine organisation ; leurs pouvoirs s’alliaient à une terrible détermination. Il n’existe aucune raison, à notre connaissance, qui expliquerait pourquoi un enfant chrétien volé dût subitement se révéler être le plus grand magicien de tous les âges. D’autres enfants, auparavant comme depuis lors, ont été captifs dans les marches du pays des fées ; aucun autre, pourtant, n’a jamais autant mis à profit cette expérience. Par comparaison avec ses exploits, tous nos efforts paraissent triviaux, sans importance.

« Mr Norrell, de Hanover-square, soutient que tout ce qui vient de John Uskglass doit être chassé de la magie moderne, de la façon qu’on doit chasser la poussière et les mites d’une vieille redingote. Que croit-il qu’il lui resterait ? Si vous vous débarrassez de John Uskglass, vous n’étreindrez plus que le vide. »

Extrait de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, volume I, Jonathan Strange, John Murray éditeur, 1816.

46

« Le ciel m’a parlé… »

Janvier 1816

C’était par une sombre journée. Un vent glacé rabattait les flocons contre les croisées de la bibliothèque de Mr Norrell, où Childermass était à son bureau pour écrire des lettres d’affaires. Bien qu’il ne fût que dix heures du matin, les chandeliers étaient déjà allumés. Les seuls bruits étaient celui des braises qui se consumaient dans l’âtre et le grattement de la plume de Childermass sur le papier.

« À l’attention de Lord Sidmouth, Ministre de l’Intérieur

« Hanover-square, le 8 janvier 1816

« Monsieur le Ministre,

« Mr Norrell me prie de vous informer que les charmes destinés à empêcher la crue des rivières dans le comté de Suffolk sont maintenant au point. La note sera expédiée ce jour à Mr Wynne des Finances… »

Quelque part, très loin, une cloche tinta, un son funèbre. Childermass n’y prêta guère attention. Pourtant, sous l’influence de ce glas, la pièce s’assombrit autour de lui ; il se sentit plus seul.

« … La magie maintiendra les eaux dans les limites des lits habituels des rivières. Toutefois, Mr Leeves, le jeune ingénieur recruté par le lord lieutenant du Suffolk pour estimer la solidité des ponts et autres ouvrages attenants aux cours d’eau, a exprimé quelques doutes… »

L’image d’un paysage désolé s’imposa à lui. Il le voyait très nettement, comme un lieu de sa connaissance ou un tableau qu’il contemplait quotidiennement depuis des années et des années. Un vaste paysage de champs bruns déserts et de bâtisses en ruine sous un morne ciel gris…

« … sur la capacité des ponts de la Stour et de l’Orwell à résister à l’augmentation du débit d’eau qui s’ensuivra certainement au moment des fortes pluies. Mr Leeves préconise une inspection immédiate et complète des ponts, moulins et gués du Suffolk, à commencer par ceux de la Stour et de l’Orwell. Je me suis laissé dire qu’il a déjà écrit à Votre Seigneurie sur le sujet… »

Il ne se représentait plus seulement le paysage, il avait la quasi-sensation d’être dedans. Il se tenait sur une route ancienne, antique, creusée d’ornières, qui escaladait en lacet une montagne noire dressée vers le ciel, où un grand vol d’oiseaux tout aussi noirs se rassemblait…

« Mr Norrell a refusé de fixer un délai à la magie. Son opinion personnelle est que celle-ci durera aussi longtemps que les rivières elles-mêmes. Il prend toutefois la liberté de recommander à Votre Seigneurie que ses charmes soient réexaminés dans vingt ans. Mardi prochain, Mr Norrell commencera à mettre en place un dispositif magique similaire pour le comté de Norfolk… »

Les oiseaux formaient des caractères noirs sur le gris du ciel. Il songea qu’il allait comprendre le sens de l’inscription en un instant. Les pierres de l’ancienne route étaient des symboles qui prédisaient la route au voyageur.

Childermass revint à lui avec un sursaut. La plume tressauta dans sa main ; toute sa lettre fut éclaboussée d’encre.

L’esprit troublé, il regarda autour de lui. Il ne rêvait pas. Les vieux objets, si familiers, étaient toujours là : les rayonnages de livres, le miroir, l’encrier, les chenets, la statuette en porcelaine de Martin Pale. Néanmoins, la confiance qu’il avait dans ses organes des sens était ébranlée. Il n’était plus sûr de la présence réelle des livres, des miroirs, de la statuette de porcelaine. Tout ce qu’il voyait n’était plus qu’une peau qu’il pouvait fendre d’un coup d’ongle pour trouver le paysage froid et désolé caché dessous.

Les champs bruns étaient partiellement inondés par un chapelet de mares grises et glacées. La forme des mares avait une signification. Elles avaient été dessinées dans les champs par la pluie, elles étaient un sort jeté par la pluie, tout comme la nuée d’oiseaux noirs sur le gris était un sort jeté par le ciel, et l’ondulation de l’herbe grisâtre un sort jeté par le vent. Tout avait un sens.

D’un bond, Childermass s’écarta du bureau et se reprit. Il fit le tour de la pièce en hâte, puis sonna le valet. Pendant qu’il attendait, la magie retrouva son pouvoir. Lorsque Lucas fit son apparition, Childermass ne savait plus s’il était dans la bibliothèque de Mr Norrell ou bien arrêté sur une ancienne route.

Il secoua violemment la tête et cligna les yeux plusieurs fois.

— Où est donc mon maître ? demanda-t-il. Quelque chose ne va pas.

Lucas le dévisagea avec une légère inquiétude.

— Monsieur Childermass ? Êtes-vous souffrant, monsieur ?

— Ne vous souciez pas de cela. Où est Mr Norrell ?

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145

Le nom de ce roi de la Daoine Sidhe était particulièrement long et difficile à prononcer. Dans la tradition, il s’est toujours appelé Obéron. [Obéron, le roi des fées du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare (N.d.T.).]