Pendant quelques instants, Mr Norrell se borna à fixer la courtepointe avec une expression tourmentée. Puis il marmonna une question.
Childermass, n’entendant pas, supposa naturellement que Mr Norrell s’enquérait de sa santé. Il s’apprêtait à répondre qu’il espérait être en meilleure forme dans un jour ou deux, quand Mr Norrell l’interrompit et répéta d’un ton plus acerbe :
— Pourquoi accomplissiez-vous le Scopus[146] de Belasis ?
— Le quoi ? demanda Childermass.
— Lucas m’a appris que vous aviez eu recours à la magie. Je l’ai prié de me décrire vos gestes. Naturellement, j’ai reconnu le Scopus de Belasis[147]. – Sa physionomie devint acérée et soupçonneuse. – Pourquoi y avez-vous eu recours ? Et, mieux encore, où diable avez-vous appris une telle technique ? Comment puis-je avancer dans mon travail en étant constamment trahi de la sorte ? Je m’étonne d’avoir pu accomplir quoi que ce fût, alors que je suis entouré de serviteurs qui apprennent des sorts dans mon dos et d’élèves qui s’appliquent à contrer toutes mes réalisations !
Childermass lui jeta un regard un tantinet ulcéré.
— C’est vous qui me l’avez enseigné.
— Moi ? s’écria Mr Norrell, d’une voix plus aiguë de plusieurs tons que d’habitude.
— Avant votre arrivée à Londres, à l’époque où vous vous enfermiez dans votre bibliothèque de Hurtfew, pendant que je battais la campagne pour vous acheter de précieux ouvrages. Vous m’avez appris ce sort au cas où je rencontrerais quelqu’un qui se targuerait d’être un magicien praticien. Vous craigniez qu’il pût exister un autre magicien capable de…
— Oui, oui, l’interrompit Mr Norrell avec impatience. Je m’en souviens maintenant. Mais cela n’explique toujours pas pourquoi vous l’avez utilisé dans le square, hier matin.
— Parce que la magie régnait.
— Lucas n’a rien remarqué.
— Il n’entre pas dans les attributions de Lucas de savoir si de la magie est en cours. Cette tâche me revient. Ce fut la chose la plus étrange que j’aie jamais vue. Je n’arrêtais pas de penser que j’étais ailleurs. Je crois que, un temps, j’ai été vraiment en danger. Je ne comprends pas dans quel lieu je me trouvais. Il présentait de curieux aspects, que je vais vous décrire tantôt. Ce n’était certainement pas l’Angleterre. Je pense que c’était le pays des fées. Quelle sorte de magie produit cet effet ? Et d’où venait-elle ? Se peut-il que cette femme soit une magicienne ?
— Quelle femme ?
— Celle qui m’a tiré dessus.
Mr Norrell émit un léger son irrité.
— Ce projectile vous a affecté plus que je ne pensais, déclara-t-il avec mépris. Si elle avait été une grande magicienne, pensez-vous vraiment que vous auriez pu la contrecarrer si facilement ? Il n’y avait aucun magicien dans le square. Cette femme n’en est certainement pas une.
— Pourquoi donc ? Qui est-elle ?
Mr Norrell garda le silence un moment. Puis il répondit :
— L’épouse de Sir Walter Pole, la femme que j’ai ramenée d’entre les morts.
À son tour, Childermass resta silencieux.
— Eh bien, vous me surprenez ! articula-t-il enfin. Je pourrais citer plusieurs personnes qui auraient une bonne raison de pointer un pistolet sur votre cœur, mais je ne vois pas du tout pourquoi cette femme devrait être de leur nombre.
— On la prétend folle. Elle a échappé aux gens qui avaient pour tâche de la surveiller et est venue jusqu’ici pour me tuer, ce qui, vous en conviendrez, je pense, est une preuve suffisante de sa folie. – Les petits yeux gris de Mr Norrell se détournèrent. – Après tout, je suis connu partout pour être son bienfaiteur.
Childermass l’écouta à peine.
— Où s’est-elle procuré le pistolet ? Sir Walter est un homme sensé. On a peine à imaginer qu’il laisse des armes à feu à sa portée…
— Il s’agissait d’un pistolet de duel, d’une paire qui appartient à Sir Walter. Celle-ci est rangée dans un coffret fermé à clé, dans le secrétaire lui-même fermé à clé de son bureau personnel. Sir Walter affirme que jusqu’à hier il aurait juré que son épouse ignorait son existence. Quant à savoir comment elle a réussi à se procurer la clé – les deux clés –, c’est un mystère.
— Ce ne me paraît pas un grand mystère pour moi. Les épouses, même les épouses folles, savent obtenir ce qu’elles veulent de leurs époux.
— Sir Walter n’avait pas les clés. C’est cela qui est étrange. Ces pistolets étaient les seules armes à feu dans la maison, et Sir Walter avait quelque inquiétude fort naturelle pour la sécurité de sa femme et de ses biens, étant donné qu’il est si souvent absent de son domicile. Les clés étaient confiées à la garde du majordome – ce géant noir –, vous voyez sans doute de qui je parle. Sir Walter n’arrive pas à comprendre comment il en est venu à commettre pareille bourde. Sir Walter jure que ce garçon est, d’une manière générale, le plus sûr et le plus sérieux du monde. Bien entendu, on ne sait jamais vraiment ce que pensent les domestiques, continua allègrement Mr Norrell, oubliant qu’il parlait à l’un d’eux en ce moment. Néanmoins, je serais étonné que cet homme ait pu m’en vouloir. Je n’ai pas dû lui adresser trois mots de toute mon existence. Bien sûr, poursuivit-il, je pourrais engager des poursuites contre Lady Pole pour tentative d’assassinat. Hier encore, j’y étais fermement résolu. Mais plusieurs personnes m’ont fait observer que je devais ménager Sir Walter. C’est ce que plaident Lord Liverpool et Mr Lascelles, et je crois qu’ils ont tous les deux raison. Sir Walter a favorisé la magie anglaise. Je ne voudrais pas donner à Sir Walter une raison de regretter d’avoir été mon ami. Sir Walter m’a fait le serment qu’elle serait enfermée en une retraite campagnarde, où elle ne verrait personne et où nul ne la verrait.
Mr Norrell ne daigna pas s’informer des vœux de Childermass en la matière. Malgré le fait que Childermass était cloué au lit par la douleur et une hémorragie, et que les blessures de Mr Norrell consistassent principalement en une légère migraine et une petite entaille à un doigt, il était évident pour Mr Norrell qu’il était le plus à plaindre des deux.
— Alors, quelle était donc cette magie ? demanda Childermass.
— La mienne, bien sûr ! s’emporta Mr Norrell. De qui d’autre, sinon ? La magie que j’ai mise en œuvre pour la ramener d’entre les morts. Vous l’avez sentie, et le Scopus de Belasis l’a révélée. C’était au début de ma carrière, et il y a sans doute eu quelques vices de forme qui lui ont peut-être donné une drôle de tournure et…
— Une drôle de tournure ? s’écria Childermass d’une voix rauque, avant d’être pris d’une quinte de toux. – Après avoir repris son souffle, il continua : – À tout moment, je courais le danger d’être transporté dans un royaume où tout respirait la magie. Le ciel me parlait ! Tout me parlait ! Comment cela a-t-il pu être ?
Mr Norrell leva un sourcil.
— Je n’en sais rien. Vous étiez peut-être ivre…
— Vous m’avez déjà vu ivre dans l’accomplissement de mes devoirs ? répliqua Childermass d’un ton glacial.
Mr Norrell haussa les épaules, sur la défensive.
— J’ignore absolument ce que vous faites. Dès l’instant où vous avez mis le pied dans ma maison, vous n’avez connu d’autre loi que la vôtre, me semble-t-il.
— Considérée sous le jour de l’ancienne magie anglaise, insista Childermass, l’idée n’est pas si singulière ! Ne m’avez-vous pas dit que les Auréats considéraient les arbres, les montagnes, les rivières et ainsi de suite comme des créatures vivantes dotées de pensées, de souvenirs et de désirs propres ? Les Auréats pensaient que tout l’univers était magique, si l’on peut dire.
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Le sort servant à détecter un phénomène de magie apparaît dans