Alors, tenant toujours aussi serré la main de Stephen, Vinculus récita sa prophétie tout du long :
— Là, dit-il quand il eut fini. À présent je l’ai annoncé aux deux magiciens comme je te l’ai annoncé. La première partie de ma tâche est accomplie.
— Je ne suis pas magicien ! protesta Stephen.
— Je n’ai jamais dit que tu l’étais, répondit Vinculus.
Sans prévenir, il lâcha le bras de Stephen, resserra les pans de sa redingote déchirée autour de lui, plongea dans les ténèbres au-delà du cercle lumineux des lanternes et disparut.
Quelques jours plus tard, le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon exprima le désir soudain d’assister à une chasse au loup, passe-temps qu’il négligeait apparemment depuis plusieurs siècles.
Le hasard voulut que, juste à ce moment-là, une telle chasse fut en cours dans le sud de la Suède, aussi se transporta-t-il instantanément sur place en emmenant Stephen. Ce dernier se retrouva perché sur une grosse branche appartenant à un chêne séculaire, au beau milieu d’une forêt enfouie sous la neige. De là, il avait une excellente vue sur une petite clairière où un grand pieu de bois avait été fiché dans le sol. Au sommet de ce pieu était dressée une roue de charrette, et sur cette roue était solidement attaché un chevreau qui bêlait pitoyablement.
Une famille de loups sortit furtivement d’entre les arbres, le pelage constellé de neige et de glace, le regard affamé rivé sur le chevreau. Ils n’étaient pas plus tôt apparus que des chiens se faisaient entendre dans toute la forêt et qu’on entrevoyait des cavaliers approchant à vive allure. Une meute de chiens courants se déversa dans la clairière ; les deux premiers sautèrent sur l’un des loups, et les trois bêtes ne formèrent plus qu’une seule boule de corps, de pattes et de crocs qui se battaient, mordaient, grognaient et claquaient des mâchoires. Les chasseurs arrivèrent au galop et abattirent le loup. Ses congénères s’enfuirent dans le sous-bois obscur, suivis des chiens et des hommes.
Dès que le spectacle baissait en un endroit, le gentleman se déplaçait magiquement dans les airs avec Stephen, jusqu’à un belvédère plus prometteur. De cette façon, ils se mouvaient d’une cime d’arbre à l’autre, d’une montagne à un piton rocheux. Une fois, ils se posèrent au sommet d’un clocher d’église dans un village de chalets, où les portes et les fenêtres avaient une forme étrange, féerique, et où les toits étaient saupoudrés d’une neige poudreuse qui scintillait au soleil.
Ils guettaient, dans un coin tranquille du bois, la réapparition de chasseurs quand un loup solitaire passa devant leur arbre. Il était le plus beau de son espèce, avec de magnifiques yeux sombres et le poil couleur d’ardoise mouillée. Levant la tête, il scruta l’arbre et s’adressa au gentleman dans un langage qui rappelait le bruissement de l’eau sur les pierres, le soupir du vent entre les branches dénudées et le crépitement d’un feu de feuilles mortes.
Le gentleman lui répondit sur le même mode, puis il eut un rire insouciant et le congédia de la main.
Le loup accorda un dernier regard plein de reproche au gentleman et continua sa course.
— Il me supplie de le sauver, expliqua le gentleman.
— Oh ! Ne le pourriez-vous pas, monsieur ? Je déteste voir mourir ces nobles animaux !
— Stephen au cœur tendre ! s’écria le gentleman avec affection.
Mais il ne sauva pas le loup.
Stephen n’aimait pas la chasse au loup. Sans nul doute, les chasseurs étaient intrépides et leurs chiens loyaux et volontaires ; la perte de Firenze, cependant, était trop récente pour qu’il prît plaisir à une mise à mort, surtout d’une bête aussi belle et aussi forte que le loup. Le souvenir de sa jument lui rappela qu’il n’avait pas encore parlé au gentleman de sa rencontre avec l’homme à la peau bleue de la charrette ni de sa prophétie. Il s’y employa aussitôt.
— Vraiment ? Eh bien, voilà qui est pour le moins inattendu ! déclara le gentleman.
— Avez-vous déjà entendu cette prophétie, monsieur ?
— Oui, en effet ! Je la connais bien. Comme toute ma race. C’est une prophétie de… – Ici, le gentleman prononça un mot que Stephen ne saisit pas[148]. – Que vous connaissez mieux sous son nom anglais, John Uskglass, le roi Corbeau. Ce que je ne comprends pas, c’est comment elle s’est perpétuée en Angleterre. Je ne pensais pas que les Anglais s’intéressaient encore à pareilles questions.
— L’esclave sans nom ! Eh bien, c’est moi, monsieur, n’est-ce pas ? Et cette prophétie semble dire que je serai roi !
— Enfin, bien sûr que vous allez être roi ! Je l’ai dit, et je ne me trompe jamais en ces matières. Mais j’ai beau vous chérir tendrement, Stephen, il n’est pas du tout question de vous dans cette prophétie. Elle parle essentiellement de la restauration de la magie anglaise, et le passage que vous venez de me citer n’a rien d’une prophétie. Le roi se remémore comment il est entré en possession de ses trois royaumes, un en Angleterre, un autre au pays des fées et le troisième en enfer. Par « l’esclave sans nom », c’est lui qu’il entend. Il était l’esclave sans nom au pays des fées, le petit enfant chrétien caché dans le brugh, amené là par une très méchante fée qui l’avait volé et sorti d’Angleterre.
Stephen se sentit étrangement déçu, sans savoir pourquoi. Après tout, il ne souhaitait pas être roi ! Il n’était pas anglais, il n’était pas non plus africain. Sa place n’était nulle part. Les paroles de Vinculus lui avaient fugitivement donné le sentiment d’avoir une place, de faire partie d’un ensemble et d’avoir un but. Tout cela n’avait été qu’illusion.
48
Les gravures
— Vous avez changé. Je suis vraiment ému de vous voir.
— J’ai changé ? Vous me surprenez. Je suis peut-être un peu amaigri, mais je ne me connais point d’autre changement.
— Non, c’est votre figure, votre air, votre… je ne sais quoi.
Strange sourit. Ou plutôt ses traits se contractèrent, et Sir Walter supposa qu’il souriait. Sir Walter était incapable de se rappeler ce à quoi son sourire ressemblait auparavant.
— C’est cet habit noir, répondit Strange. Je personnifie un souvenir des obsèques, condamné à errer en ville et à effrayer les autres en les obligeant à penser à leur condition de mortel.
Ils se tenaient au café Bedford, à Covent-garden, établissement choisi par Sir Walter car ils y avaient été souvent très joyeux par le passé, et il pouvait donc avoir un effet réconfortant sur Strange. Cependant, par un soir pareil, même le Bedford manquait quelque peu de gaieté. Dehors, un vent sombre et glacial poussait les passants de-ci de-là, rabattant dans leurs yeux une forte pluie, tout aussi sombre. À l’intérieur, des salles pleines de messieurs malheureux et mouillés dégageaient une espèce de brouillard morne et domestique, que les garçons tentaient de disperser en jetant des pelletées de charbon sur le feu et en servant aux messieurs des verres supplémentaires de vin chaud épicé.
À son entrée dans la salle, Sir Walter avait trouvé Strange qui scribouillait furieusement dans un petit carnet. Il montra le carnet d’un signe de tête et lança :
— Vous n’avez pas renoncé à la magie, alors ?
Strange eut un rire.
Sir Walter en conclut qu’il n’y avait pas renoncé, ce dont il était content, car il tenait en haute estime un homme qui exerçait une profession, et pensait qu’une occupation utile et régulière valait bien des remèdes et pouvait guérir beaucoup de maux. Toutefois, il n’aimait pas du tout son rire : une exclamation d’une dureté et d’une amertume qu’il n’avait jamais entendues chez Strange.
148
Selon toute probabilité, le nom