— Simplement, vous m’aviez dit…, commença-t-il.
— Oh, j’ai dit tant de choses ! Toutes sortes d’idées étranges me sont passées par la tête. Un excès de chagrin peut déclencher une aussi belle crise de folie que n’importe quel autre excès. En vérité, je n’ai pas été tout à fait moi-même pendant un temps. En vérité, j’ai été un peu insensé. Mais, comme vous voyez, c’est du passé, maintenant.
En vérité, Sir Walter ne voyait rien du tout.
Souligner que Strange avait changé ne suffisait pas. En un sens, il était exactement celui qu’il avait toujours été. Il souriait aussi souvent qu’avant (bien que ce ne fût pas tout à fait le même sourire). Il s’exprimait toujours sur ce ton ironique et superficiel qui lui était propre (tout en donnant l’impression de ne guère avoir cure de ses paroles). Ses propos et son visage demeuraient fidèles au souvenir que ses amis en gardaient – à cela près que l’homme derrière eux semblait ne jouer qu’un rôle, tandis que ses pensées et son cœur étaient ailleurs. Il les guettait tous, embusqué derrière son sourire sarcastique, et aucun d’eux ne devinait ce qu’il ruminait. Il avait plus que jamais l’air d’un magicien. D’une manière étrange, et nul ne savait quoi en penser, à certains égards il ressemblait de plus en plus à Mr Norrell.
Il portait, à l’annulaire de la main gauche, une bague de deuil contenant une fine mèche de cheveux bruns, et Sir Walter observa qu’il la touchait et la faisait tourner continuellement autour de son doigt.
Ils commandèrent un bon dîner, composé d’un consommé de tortue, de trois ou quatre biftecks, d’une sauce à la graisse d’oie sauvage, de lamproies, d’huîtres panées et d’une petite salade de betterave.
— Je suis content d’être de retour, déclara Strange. Maintenant que je suis là, j’ai bien l’intention de semer le plus possible la zizanie. Norrell fait ses quatre volontés depuis bien trop longtemps.
— Il est déjà au supplice chaque fois qu’on parle de votre livre. Il demande sans arrêt à ses interlocuteurs s’ils savent ce qu’il y a dedans.
— Oh, le livre n’est qu’un début ! Et, d’ailleurs, il ne sera pas prêt avant des mois. Il nous faut une nouvelle revue. Murray souhaite la sortir le plus tôt possible. Naturellement, ce sera une livraison très supérieure. Elle doit s’appeler Le Famulus[149] et est conçue pour promouvoir MA conception de la magie.
— Et celle-ci est très différente de celle de Norrell, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Mon idée directrice est d’examiner rationnellement le sujet, sans aucune des restrictions et des limites que Norrell lui impose. Je suis convaincu qu’un tel réexamen ouvrira rapidement de nouvelles voies dignes d’être explorées. Car, tout bien considéré, à quoi se ramène notre prétendue restauration de la magie anglaise ? Qu’avons-nous réellement réalisé, Norrell et moi ? Créer des illusions, avec nuages, pluie, fumée, etc. Les choses les plus faciles au monde à accomplir ! Octroyer la vie et l’usage de la parole à des objets inanimés… Bon, je vous l’accorde, cela est assez complexe. Envoyer des tempêtes et des intempéries à nos ennemis… Je ne saurais assez insister sur la simplicité de la magie météorologique. Quoi d’autre ? Invoquer des visions… Enfin, cela pourrait être impressionnant si l’un de nous y parvenait avec un certain savoir-faire, mais ni l’un ni l’autre n’en est capable. Tenez ! Comparez ce pauvre bilan avec la magie des Auréats ! Ils ont persuadé des bois de sycomores et de chênes de s’allier avec eux contre leurs ennemis ; ils ont pris pour épouses et servantes de simples fleurs ; ils se sont métamorphosés en souris, renards, arbres, rivières, etc. Ils ont créé des navires avec des toiles d’araignée, des maisons avec des rosiers…
— Oui, oui ! l’interrompit Sir Walter. J’entends que vous soyez pressé d’essayer ces différentes sortes de magie. Néanmoins, même s’il me déplaît de le dire, Norrell a peut-être raison. La plupart ne nous siéraient plus aujourd’hui. Les métamorphoses et compagnie convenaient par le passé. Cela rend un conte vivant, je vous l’accorde. Mais, Strange, vous ne voulez pas y recourir ? Un gentleman ne peut pas se métamorphoser. Un gentleman méprise de paraître autre qu’il n’est. Vous-même ne voudriez jamais apparaître dans le rôle d’un pâtissier ou d’un allumeur de réverbères…
Strange rit.
— Eh bien alors, poursuivit Sir Walter, songez combien ce serait pire de prendre l’apparence d’un chien ou d’un cochon[150]…
— Vous choisissez exprès des exemples triviaux.
— Vraiment ? D’un lion, alors ! Aimeriez-vous être un lion ?
— C’est possible. Peut-être. Sans doute pas. Là n’est point la question. Je concède que l’art de la métamorphose est une variété de magie qui exige de délicates manipulations, néanmoins cela ne signifie aucunement que l’on ne puisse en tirer d’utiles applications. Demandez donc au duc de Wellington s’il n’aurait pas aimé transformer ses officiers de reconnaissance en renards ou en souris pour qu’ils se faufilassent dans les campements français. Je vous assure que Sa Grâce n’eût point eu autant de scrupules.
— Je ne pense pas que vous auriez pu persuader Colquhoun Grant de se transformer en renard[151] !
— Oh ! Cela eût été bien égal à Grant d’être un renard, pourvu qu’il fût un renard en uniforme. Non, non, nous devons tourner notre attention vers les Auréats. Il faudrait consacrer beaucoup plus d’énergie à l’étude de la vie et de la magie de John Uskglass et, dès que nous…
— Voilà la chose à éviter. N’y songez plus.
— De quoi parlez-vous ?
— Je suis sérieux, Strange. Je ne dis rien contre les Auréats en général. Dans l’ensemble, je crois en effet que vous avez raison. Les Anglais tirent une grande fierté de leur ancienne histoire de la magie… De Godbless, Stokesey, Pale et des autres. Cela ne leur plaît pas de lire dans leurs quotidiens que Norrell fait fi de leurs réalisations. Vous, cependant, risquez de tomber dans l’erreur inverse. Trop gloser sur d’autres rois ne peut que rendre le gouvernement nerveux. Surtout quand nous pouvons être renversés par les Johannites d’un moment à l’autre.
— Les Johannites ? Qui sont ces Johannites ?
— Comment ? Bon Dieu, Strange ! Ne jetez-vous donc jamais un œil à un journal ?
Strange parut un tantinet interloqué.
— Mes études occupent une bonne partie de mon temps. Tout mon temps, en réalité. Et d’ailleurs, vous savez, pour le mois dernier, je puis invoquer des divertissements d’un ordre très particulier.
— Qui vous parle du mois dernier ? Il y a des Johannites dans les comtés du Nord depuis quatre ans.
— Oui, mais qui sont-ils ?
— Des artisans qui s’introduisent nuitamment dans les manufactures et s’attaquent à la propriété privée. Ils incendient les maisons des propriétaires. Ils organisent des réunions pernicieuses pour inciter le peuple à des actes séditieux et pillent les marchés[152].
— Ah, les « briseurs de machines[153] » ! Oui, oui, je vous comprends maintenant. Ce nom singulier m’a induit en erreur. Mais qu’ont les briseurs de machines à voir avec le roi Corbeau ?
— Beaucoup d’entre eux sont ou plutôt prétendent être ses disciples. Ils barbouillent le « Corbeau-en-vol » sur tous les murs des propriétés dévastées. Leurs chefs, qui sont porteurs de lettres de mission censées venir de John Uskglass, racontent qu’il va bientôt ressurgir pour rétablir son règne à Newcastle.
149
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Sir Walter exprime un souci largement répandu. La magie des métamorphoses a toujours été un objet de suspicion. Les Auréats y recouraient en général pendant leurs voyages au pays des fées ou en d’autres royaumes au-delà de l’Angleterre. Ils savaient que la magie des métamorphoses était particulièrement susceptible d’abus de toutes sortes. Par exemple, à Londres, en 1232, l’épouse d’un noble, Cecily de Walbrook, trouva un beau chat couleur d’étain qui grattait à la porte de sa chambre. Elle le laissa entrer et l’appela Sir Loveday. Il mangeait dans sa main et dormait sur son lit. Ce qui était encore plus remarquable, il la suivait partout, jusqu’à l’église, où il se roulait en boule et ronronnait dans le bas de ses jupes. Puis, un jour, elle fut vue dans la rue avec Sir Loveday par un magicien du nom de Walter de Chepe, dont les soupçons furent immédiatement éveillés. Il aborda Cecily, lui disant : « Madame, le chat qui vous suit, je crains que ce ne soit pas du tout un chat. » Deux autres magiciens furent mandés, et Walter et les autres prononcèrent des incantations sur Sir Loveday. Il réintégra sa véritable forme, celle d’un magicien mineur, Joscelin de Snitton. Peu après, Joscelin était jugé par les Petty Dragowni de Londres et condamné à avoir la main droite coupée.
151
Il a déjà été relaté comment le dévouement du lieutenant-colonel Colquhoun Grant avait conduit à sa capture par les Français en 1812.
152
Le petit peuple du nord de l’Angleterre estimait qu’il avait beaucoup souffert dans les dernières années – non sans raison. La pauvreté et le chômage avaient ajouté à la misère générale, conséquence de la guerre contre les Français. Puis, juste à la fin de la guerre, une nouvelle menace contre leur bonheur était apparue : d’extraordinaires nouvelles machines, qui produisaient toutes sortes de marchandises et leur prenaient ainsi leur emploi. Il n’est guère étonnant que certains individus se soient mis à détruire les machines afin de préserver leur gagne-pain.
153
Ou encore luddites, d’après la figure mythique de Ludd qui aurait détruit des machines textiles au XVIIIe siècle, mouvement apparu en 1811 dans le comté de Nottingham et que Lord Byron défendit en 1812 à la chambre des Lords