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— Et le gouvernement les croit ? s’étonna Strange.

— Bien sûr que non ! Nous ne sommes pas ridicules à ce point. Ce que nous redoutons est beaucoup plus terrestre : en bref, une révolution. La bannière de John Uskglass flotte dans tout le Nord, de Nottingham à Newcastle. Naturellement, nous avons nos espions et nos informateurs pour nous renseigner sur ce que font et sur ce que pensent ces bougres. Oh, je ne jurerais pas qu’ils croient tous au retour de John Uskglass ! La majorité d’entre eux est aussi raisonnable que vous et moi. Mais ils connaissent le pouvoir de son nom sur les gens du commun. Rowley Fisher-Drake, le député du Hampshire, a présenté une loi dans laquelle il propose de rendre illégal le lever de l’étendard du Corbeau-en-vol. Nous ne pouvons tout de même pas interdire au peuple d’arborer son propre étendard, celui de son souverain légitime[154]. – Sir Walter soupira et piqua de sa fourchette le bifteck posé dans son assiette. – D’autres pays, reprit-il, ont aussi des histoires de rois qui doivent revenir aux heures difficiles. Mais, en Angleterre, cela fait partie de la Constitution.

Avec impatience, Strange agita sa propre fourchette en direction du ministre.

— Tout cela est de la politique. Où est le rapport avec moi ? Je ne vais pas appeler de mes vœux la restauration du royaume de John Uskglass. Mon seul désir est d’étudier, d’une manière calme et posée, ses réalisations en tant que magicien. Comment pourrions-nous restaurer la magie anglaise tant que nous ne comprenons pas ce que nous sommes censés restaurer ?

— Alors, penchez-vous sur les Auréats et laissez John Uskglass dans l’obscurité où Norrell l’a relégué.

Strange fit de la tête signe que non.

— Norrell vous a fait douter de John Uskglass, Norrell vous a tous ensorcelés.

Ils mangèrent un moment en silence, puis Strange poursuivit :

— Vous ai-je jamais raconté qu’il y a un portrait de lui au château de Windsor ?

— De qui ?

— D’Uskglass. Une scène imaginaire, peinte sur un mur d’un des salons d’apparat par quelque peintre italien. Elle représente Edward III et John Uskglass, le roi guerrier et le roi magicien, siégeant côte à côte. Voilà près de quatre siècles que John Uskglass a quitté l’Angleterre, et les Anglais sont toujours incapables de décider s’ils éprouvent pour lui de l’amour ou de la haine.

— Ha ! s’exclama Sir Walter. Dans le Nord, ils savent exactement quoi penser de lui. Ils échangeraient la loi de Westminster contre la sienne dès demain, s’ils le pouvaient[155].

Une semaine ou deux plus tard, le premier numéro du Famulus sortait ; grâce à la nature sensationnelle d’un des articles, tout le tirage fut écoulé en moins de deux jours. Mr Murray, qui devait publier sous peu le premier tome de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise de Strange, caressait le doux espoir de réaliser de gros bénéfices. L’article qui électrisait tant le public était une description de la manière dont les magiciens pouvaient invoquer les morts afin de tirer d’eux d’utiles informations. Ce sujet choquant (quoique extrêmement intéressant) fit tellement sensation que, dit-on, plusieurs demoiselles s’étaient trouvées mal simplement en apprenant la présence du Famulus dans leur maison[156]. Nul n’imaginait que Mr Norrell approuvât une telle publication, aussi tous ceux qui n’aimaient pas Mr Norrell prenaient-ils un malin plaisir à en acheter un exemplaire.

À Hanover-square, Mr Lascelles lisait à haute voix à l’intention de Mr Norrell :

— « … Là où le magicien ou la magicienne manque de savoir-faire et de connaissance – et cela doit inclure tous les magiciens modernes, notre génie national en ces matières ayant tristement décliné par rapport à ce qu’il a été par le passé –, il ou elle ferait bien d’invoquer l’esprit de quelqu’un qui fut magicien de son vivant ou qui eut, du moins, un don certain pour cet art. En effet, si nous ne connaissons pas nous-mêmes la voie, il vaut mieux en appeler à quelqu’un qui possède des rudiments et soit capable, en quelque sorte, de parcourir la moitié du chemin. »

— Il va tout anéantir ! s’écria Mr Norrell avec emportement. Il est résolu à me détruire !

— Il n’y a pas de doute, c’est assommant, acquiesça Lascelles avec tout le calme du monde. Et après avoir juré à Sir Walter qu’il avait renoncé à la magie à la mort de sa femme…

— Oh ! Nous pourrions tous mourir, la moitié de Londres pourrait être emportée, que Strange ferait toujours de la magie ! Il ne peut s’en empêcher. Il est trop magicien pour s’arrêter maintenant. Et la magie qu’il fera est néfaste… Je ne sais comment je pourrais le retenir !

— Je vous en prie, calmez-vous, monsieur Norrell, dit Lascelles. Je suis sûr que vous ne tarderez pas à trouver la parade.

— Quand son livre doit-il paraître ?

— Les réclames de Murray annoncent la sortie du premier tome pour août.

— Le premier tome ?

— Ah, oui ! Vous ne saviez pas ? Ce sera un ouvrage en trois tomes. Le premier expose au lecteur l’histoire complète de la magie anglaise. Le deuxième lui fournit une compréhension précise de sa nature et le troisième pose les fondements pour sa pratique future.

Mr Norrell émit un gémissement audible, baissa la tête et enfouit son visage dans ses mains.

— Naturellement, poursuivit Lascelles d’un ton songeur, si pernicieux sans aucun doute que soit le texte, ce que je trouve encore plus alarmant, ce sont les gravures…

— Les gravures ? s’écria Mr Norrell, consterné. Quelles gravures ?

— Oh, répondit Lascelles, Strange a découvert quelque émigré qui fut l’élève des meilleurs maîtres d’Italie, de France et d’Espagne, et il paie à cet homme une extravagante somme d’argent pour réaliser les gravures.

— Ce sont des gravures de quoi ? Quel en est le sujet ?

— Ah, là est la question ! répondit Lascelles dans un bâillement. Je n’en ai pas la moindre idée.

Il reprit le Famulus et se remit à lire en silence. Mr Norrell resta un bon moment à se ronger les ongles, absorbé dans ses pensées. Un peu plus tard, il sonna et envoya chercher Childermass.

À l’est de la City de Londres s’étend le faubourg de Spitalfields, connu dans le monde entier pour sa production de soies magnifiques. Il n’y a pas aujourd’hui, pas plus qu’il n’y aura jamais, ailleurs en Angleterre, de soie d’une aussi belle qualité que la soie de Spitalfields. Jadis, des demeures cossues avaient été construites pour loger les marchands, les maîtres tisserands et les teinturiers qui avaient prospéré dans ce métier. Toutefois, bien que la soie qui sort des greniers des tisserands soit toujours aussi remarquable, Spitalfields a beaucoup baissé. Ses maisons sont à présent encrassées et miteuses. Les riches marchands ont migré vers Islington, Clerkenwell et la paroisse de Saint-Mary-le-Bone, plus à l’ouest, s’ils étaient très riches. De nos jours, Spitalfields est peuplé de miséreux et de petites gens, et livré au fléau des poulbots, des vide-goussets et autres personnages hostiles à la paix des citoyens.

Par un jour particulièrement sombre, où une pluie grise et glacée tombait sur les rues sales de Spitalfields, formant des flaques dans la boue, une voiture descendit Elder-street. Elle s’arrêta devant un immeuble haut et étroit. Le cocher et le valet attachés à cet équipage étaient en grand deuil. Le valet sauta à bas du siège, déploya un parapluie noir et le leva pendant qu’il ouvrait la portière afin de laisser descendre Jonathan Strange.

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154

Il ne saurait y avoir de meilleur exemple que celui-ci des étranges rapports que le gouvernement de Londres entretenait avec la moitié nord du royaume. Le gouvernement représentait le roi d’Angleterre, mais celui-ci n’était que le souverain de la moitié sud. Juridiquement, il était l’intendant de la moitié nord qui assurait l’autorité de la loi jusqu’au moment où John Uskglass jugerait bon de revenir.

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155

Naturellement, à différentes périodes de l’histoire, des prétendants se sont succédé, qui affirmaient être John Uskglass pour tenter de reprendre le royaume du Nord. Le plus célèbre d’entre eux était un jeune homme du nom de Jack Pharaoh, qui fut couronné en la cathédrale de Durham en 1487. Il s’acquit le soutien d’un grand nombre de nobles du Nord, et aussi de quelques fées restées dans la cité royale de Newcastle. Pharaoh était un homme d’une grande beauté et au port majestueux. Il pouvait réaliser des actes simples de magie, et ses serviteurs-fées étaient prompts à en faire davantage en sa présence et à lui en attribuer le mérite. Il était le fils d’un couple de magiciens ambulants. Encore enfant, il fut aperçu à une foire par le comte de Hexham, lequel remarqua son étonnante ressemblance avec des portraits de John Uksglass. Hexham versa sept shillings aux parents du petit garçon pour le prendre avec lui. Pharaoh ne devait plus jamais les revoir. Hexham le garda en un lieu secret du nord de l’Angleterre, où il fut formé aux arts royaux. En 1486, le comte présenta Pharaoh, et ce dernier commença son court règne de roi de l’Angleterre du Nord. Le problème principal de Pharaoh était que trop de monde connaissait la supercherie. Pharaoh et Hexham ne tardèrent pas à se quereller. En 1490, Hexham fut assassiné sur l’ordre de Pharaoh. Les quatre fils de Hexham s’allièrent à Henry VII de l’Angleterre du Sud pour attaquer Pharaoh, qui fut vaincu à la bataille de Worksop en 1493. Pharaoh fut emprisonné à la Tour de Londres et exécuté en 1499.

D’autres prétendants, plus ou moins heureux, furent Piers Blackmore et Davey Sans-chaussures*. Ce dernier fut appelé simplement le « Roi d’été » étant donné que nul ne sut jamais sa véritable identité. Il apparut pour la première fois non loin de Sunderland, en mai 1536, peu après que Henry VIII eut dispersé les monastères. On pense que c’était peut-être un moine d’une des grandes abbayes du Nord : Fountains, Rievaulx ou Hurtfew. Le Roi d’été était différent de Pharaoh et de Blackmore en cela qu’il ne bénéficiait d’aucun soutien de l’aristocratie du Nord, et qu’il ne tenta pas non plus de le gagner. Il s’adressait aux gens du peuple. À certains égards, sa carrière fut plus mystique que magique. Il guérissait les malades et enseignait à ses disciples à révérer la nature et les bêtes sauvages, un article de foi qui semble plus proche des préceptes du magicien du XIIe siècle, Thomas Godbless, que de tout ce que John Uskglass a pu jamais apporter. Sa troupe de gueux ne tenta jamais de prendre Newcastle, ou même de prendre quoi que ce fût. Pendant tout l’été de 1536, ils parcoururent l’Angleterre du Nord, gagnant des partisans à chacune de leurs apparitions. En septembre, Henry VIII envoya une armée contre eux. Ils n’étaient pas équipés pour se battre. La plupart s’enfuirent pour rentrer chez eux, mais quelques-uns résistèrent ; ils combattirent pour leur roi et furent massacrés à Pontefract. Le Roi d’été a pu être au nombre des morts ou disparaître simplement sans laisser de traces.

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156

Nous pouvons considérer la consultation de magiciens disparus comme on ne peut plus sensationnelle, mais c’est une procédure de magie qui a une histoire parfaitement respectable. Martin Pale a déclaré avoir appris la magie de Catherine de Winchester (laquelle était une élève de John Uskglass). Or Catherine de Winchester est morte deux siècles avant la naissance de Martin Pale. John Uskglass lui-même était réputé pour s’être entretenu avec Merlin, la pythonisse d’Endor*, Moïse, Aaron, Joseph d’Arimathie et d’autres anciens et vénérables magiciens.

* Craignant d’être vaincu par les Philistins, Saül s’adressa à la pythonisse d’Endor : la sorcière fit apparaître l’ombre du prophète Samuel, qui annonça la mort de Saül et la déroute de l’armée d’Israël. [Cf. Bible, Samuel 28, 7-20) (N.d.T.).]