— Parfaitement, monsieur.
— Bon. – Après un bref silence Strange reprit : – N’est-il pas temps, Childermass, que vous quittiez le service de Mr Norrell pour me rejoindre ? Ces sornettes de serviteur ne sont plus de mise. Vous seriez mon élève et mon assistant.
Childermass se mit à rire.
— Ha, ha ! Je vous remercie, monsieur, je vous remercie. Mr Norrell et moi n’en avons pas fini l’un avec l’autre. Pas encore. Et, au reste, je crois que je serais un très mauvais élève. Pire que vous !
Strange, souriant, médita un moment.
— C’est là une bonne réponse, déclara-t-il à la fin, mais pas tout à fait assez bonne, j’en ai peur. Je ne crois pas que vous puissiez être sincèrement du bord de Norrell. Un seul magicien en Angleterre ! Une seule opinion sur la magie ! Vous n’êtes tout de même pas d’accord avec cela ! Vous avez au moins autant l’esprit de contradiction que moi. Pourquoi ne pas venir jouer au contradicteur avec moi ?
— Alors, je serai obligé d’être d’accord avec vous, monsieur, n’est-ce pas ? Je ne sais comment cette histoire entre vous et Norrell se terminera. J’ai interrogé mes cartes. La réponse oscille entre deux partis. Ce qui nous attend est trop complexe pour que les cartes donnent une explication claire, et je ne parviens pas à trouver la bonne question à leur poser. Je vais vous dévoiler mes projets, je vais vous faire une promesse. Si vous échouez et que Mr Norrell gagne, alors je quitterai son service. Je défendrai votre cause, m’opposerai à lui de toutes mes forces et trouverai des arguments pour le fâcher… Et il y aura encore deux magiciens en Angleterre et deux opinions sur la magie. Mais, s’il devait échouer et vous l’emporter, je ferai la même chose contre vous. Ma réponse vous convient-elle ?
Strange sourit.
— Oui, elle me convient. Retournez chez Mr Norrell et faites-lui mes compliments. Dites-lui que j’espère qu’il sera content des réponses que je vous ai données. S’il souhaitait savoir quoi que ce soit d’autre, vous me trouverez chez moi demain aux alentours de quatre heures.
— Je vous en sais gré, monsieur. Vous vous êtes montré très franc et très ouvert.
— Et pourquoi me serais-je montré différent ? Norrell aime faire des cachotteries, pas moi ! Je ne vous ai rien appris qui ne soit déjà dans mon livre. Dans un ou deux mois, tous les hommes, les femmes et les enfants du royaume seront en mesure de le lire et de se forger leur opinion. Je ne vois vraiment pas par quel moyen Norrell pourrait l’empêcher.
49
Folie et sauvagerie
Quelques jours après sa visite chez les graveurs, Strange convia à dîner Sir Walter Pole et Lord Portishead. Si ces messieurs avaient déjà dîné avec Strange en maintes occasions, ils revenaient pour la première fois dans sa maison de Soho-square depuis la mort de Mrs Strange. Ils trouvèrent les lieux bien changés. Strange était retourné à ses anciennes habitudes de célibataire. Les tables et les sièges disparaissaient sous des monceaux de documents. Des chapitres inachevés de son livre traînaient dans tous les coins de la maison ; dans le salon, il avait même pris des notes sur le papier peint.
Sir Walter entreprit d’ôter une pile de livres d’un fauteuil.
— Non, non ! hurla Strange. Surtout ne les déplacez pas ! Ils sont rangés dans un ordre précis.
— Où dois-je m’asseoir ? s’enquit Sir Walter avec un brin de perplexité.
Strange émit un léger son exaspéré, comme si la requête était des plus déraisonnables. Mais il déplaça ses livres ; une seule fois, il se laissa distraire au cours de l’opération et se mit à lire l’un d’eux. Dès qu’il eut parcouru le passage deux fois et consigné une note sur le papier peint, il fut de nouveau en mesure de s’occuper de ses hôtes.
— Je suis très heureux de vous revoir chez moi, monsieur, dit-il à Portishead. J’ai interrogé tout le monde sur Norrell. Autant, je pense, qu’il s’est enquis de moi. J’espère que vous avez beaucoup de choses à m’apprendre.
— Je pensais vous avoir déjà tout raconté, intervint Sir Walter d’un ton plaintif.
— Oui, oui. Vous m’avez dit en quels lieux Norrell s’était rendu, avec qui il s’était entretenu et dans quelle estime il était tenu par tous les ministres, mais je parle de MAGIE à Sa Seigneurie. Or ce que vous comprenez à la magie tiendrait à peine…
— … sur un pouce carré de papier peint ? suggéra Sir Walter.
— Tout à fait. Allez, monsieur. Dites-moi. Quelles ont été les occupations de Mr Norrell ces derniers temps ?
— Eh bien, répondit Lord Portishead, à la requête de Lord Liverpool il a travaillé à un procédé magique pour nous aider à nous prémunir contre toute future évasion de Napoléon Bonaparte… Et puis il a étudié les Discours sur le Royaume des lumières et le Royaume des ténèbres. Il croit avoir fait certaines découvertes.
— Quoi donc ? s’écria Strange, alarmé. Une interprétation inédite des Discours[157] ?
— Quelque chose qu’il a trouvé à la page 72 de l’édition de Cromford. Une nouvelle application du sort pour « conjurer la mort ». Je ne saisis pas très bien[158], mais Mr Norrell semble penser que le principe pourrait être adapté afin de guérir certains maux chez les hommes et les animaux… En conjurant le mal de sortir du corps, comme s’il était un démon.
— Ah, cela ! s’exclama Strange avec soulagement. Oui, oui ! Je vois ce dont vous voulez parler maintenant. J’ai établi ce lien en juin dernier. Alors Norrell vient seulement d’y aboutir, n’est-ce pas ? Oh, excellent !
— Beaucoup ont été surpris qu’il n’ait pas pris un autre élève après vous, continua Lord Portishead. Et je sais qu’il a reçu une quantité de candidatures. Mais il n’en a accepté aucune. De fait, je ne crois pas qu’il ait parlé aux jeunes gens en question ou répondu à leurs lettres. Ses critères sont très astreignants et personne ne vous arrive à la cheville, monsieur.
Strange sourit.
— Enfin, les choses se passent exactement comme je m’y attendais. Il supporte difficilement l’existence d’un second magicien. Un troisième serait son arrêt de mort. J’aurai bientôt le dessus. Dans la bataille dont l’issue décidera de l’orientation de la magie anglaise, les partis en cause seront de force très inégale. Un seul magicien norrellien sera face à des dizaines de magiciens strangiens. Ou, tout au moins, autant que je pourrai en former. Je songe à établir Jeremy Johns comme une sorte d’anti-Childermass. Il pourrait parcourir le pays pour aller voir tous ceux que Norrell et Childermass ont détournés de l’étude de la magie. Lui et moi pourrions les y ramener. Je me suis déjà entretenu avec plusieurs de ces jeunes gens. Deux ou trois sont très prometteurs. Le fils cadet de Lord Chaldecott, Henry Purfois, a lu une collection d’ouvrages sur la magie de quatrième ordre et de biographies de magiciens de cinquième ordre. Cela rend sa conversation un tantinet ennuyeuse, mais on ne peut guère l’en blâmer, le drôle ! Ensuite, il y a William Hadley-Bright, l’un des aides de camp* de Wellington à Waterloo, et un drôle de petit homme, un certain Tom Levy, qui pour l’heure est employé comme professeur de danse à Norwich.
157
Les clercs de magie sont toujours particulièrement excités à l’idée de toute nouvelle découverte concernant l’éminent Dr Pale. Il occupe en effet une position unique dans l’histoire de la magie anglaise. Jusqu’à l’avènement de Strange et de Norrell, il fut le seul praticien de magie éminent qui consigna son art pour le donner à lire aux autres. Naturellement, ses ouvrages sont estimés entre tous.
158
Durant des siècles, ce passage fut regardé comme une curiosité, digne d’intérêt mais dépourvue de toute valeur pratique, étant donné que personne ne croit plus, de nos jours, que la Mort soit une personne susceptible d’être interrogée de la manière suggérée par Pale.