— Professeur de danse ? répéta Sir Walter en fronçant le sourcil. Est-ce là le type de personnage que nous devrions encourager à embrasser la magie ? N’est-ce pas une profession qui devrait être réservée aux gentlemen ?
— Je ne vois pas pourquoi. D’ailleurs, je préfère Levy à tous les autres. C’est la première personne que j’ai rencontrée en des années qui considère la magie comme une source de plaisir… Il est aussi le seul des trois à s’être débrouillé pour assimiler des rudiments de magie pratique. Grâce à lui, ce chambranle de fenêtre, là-bas, s’est couvert de branches et de feuillages. Vous vous demandiez sans doute la raison de ce singulier état de fait.
— Pour être franc, répliqua Sir Walter, la pièce contient tant de curiosités que je ne l’avais pas remarqué.
— Bien entendu, Levy ne voulait pas que les choses restassent ainsi, expliqua Strange. Seulement, après avoir réussi sa manipulation, il n’a pu revenir en arrière, et moi non plus. J’imagine que je dois demander à Jeremy de trouver un menuisier pour réparer ma fenêtre.
— Je suis content que vous ayez trouvé autant d’émules qui vous agréent, déclara Sir Walter. C’est de bon augure pour la magie anglaise.
— J’ai reçu également plusieurs candidatures de demoiselles, ajouta Strange.
— De demoiselles ! s’exclama Lord Portishead.
— Bien sûr ! Il n’y a aucune raison pour que les femmes n’étudient pas la magie. Il s’agit là encore d’une des erreurs de Norrell.
— Hum ! Elles pleuvent en ce moment, remarqua Sir Walter.
— Qu’est-ce qui pleut ?
— Les erreurs de Norrell.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Rien, rien du tout ! Ne vous fâchez pas. Néanmoins, je note que vous ne parlez pas de prendre des dames pour élèves.
Strange soupira.
— N’y voyez que des raisons pratiques. Pas plus. Un magicien et son élève doivent passer beaucoup de temps ensemble, à lire et à discuter. Si Arabella n’était pas morte, alors je crois que j’aurais pris des élèves féminines. À présent, je serais forcé de compter avec des chaperons et toutes sortes de désagréments pour lesquels je n’ai aucune patience. Mes recherches personnelles doivent passer en premier.
— Et quelle nouvelle magie avez-vous l’intention de nous montrer, monsieur Strange ? s’enquit Lord Portishead avec empressement.
— Ah ! Je suis content que vous me posiez cette question ! J’y ai beaucoup réfléchi. Si le renouveau de la magie anglaise doit continuer – ou plutôt s’il ne doit pas demeurer sous la seule férule de Gilbert Norrell – alors je dois apprendre quelque chose de neuf. Seulement la nouveauté en magie ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Je pourrais toujours parcourir les routes du Roi et tenter d’atteindre ces pays où la magie est la règle générale plutôt que l’exception…
— Mon Dieu ! s’exclama Sir Walter. Plus jamais cela ! Êtes-vous devenu fou ? Je croyais que nous étions convenus que les routes du Roi étaient bien trop dangereuses pour justifier…
— Oui, oui ! Je connais vos opinions. Vous m’avez suffisamment sermonné sur le sujet. Mais vous ne me laissez pas finir ! Je cite seulement des possibilités. Je ne parcourrai pas les routes du Roi. J’avais donné ma parole à ma… à Arabella que je n’irais pas[159].
Il s’écoula un silence. Strange soupira ; sa physionomie s’assombrit. Manifestement, il pensait à quelque chose ou à quelqu’un d’autre.
Sir Walter reprit doucement :
— J’ai toujours eu la plus haute considération pour le jugement de Mrs Strange. Vous ne sauriez mieux faire que de suivre son conseil. Strange, je comprends votre point de vue – certes, vous souhaitez innover dans la magie, tout savant le souhaiterait – cependant la seule voie sûre pour apprendre la magie n’est-elle pas celle des livres ?
— Je n’ai aucun livre ! se récria Strange. Seigneur ! Je promets d’être aussi doux et casanier qu’une vieille fille si le gouvernement veut bien passer une loi spécifiant que Norrell doit m’ouvrir sa bibliothèque ! Mais comme le gouvernement ne me rendra pas ce service, je n’ai d’autre choix que d’accroître mes connaissances par mes propres moyens.
— Alors, que ferez-vous ? demanda Lord Portishead.
— Appeler une fée, répondit vivement Strange. Je me suis déjà livré à plusieurs tentatives.
— Mr Norrell n’a-t-il pas posé en règle générale qu’en appeler aux fées est hasardeux ? s’inquiéta Sir Walter.
— Il n’y a pas grand-chose que Mr Norrell ne tienne pour hasardeux, rétorqua Strange d’un ton irrité.
— C’est vrai.
Sir Walter était satisfait. Après tout, le recours aux fées était une branche de la magie anglaise établie depuis longtemps. Tous les Auréats l’avaient pratiqué, et tous les Argentins en avaient rêvé.
— Êtes-vous sûr que ce soit possible, monsieur ? demanda Lord Portishead. La majorité des autorités s’accordent à dire que les fées ne visitent plus guère l’Angleterre.
— C’est là en effet l’opinion la mieux partagée, oui, acquiesça Strange, mais je suis quasi certain d’avoir côtoyé l’une d’elles en novembre 1814, un mois ou deux avant que Norrell et moi ne nous séparions.
— Vraiment ! s’exclama Lord Portishead.
— Vous ne nous en avez jamais parlé, dit Sir Walter.
— J’étais dans l’impossibilité d’en parler plus tôt. Ma condition d’élève de Norrell exigeait que je n’en soufflasse mot. La moindre allusion à une pareille rencontre eût suscité l’ire de Norrell.
— À quoi ressemblait-elle, monsieur Strange ? reprit Lord Portishead.
— À quoi ressemblait-il, car c’était un garçon-fée ! Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu, je l’ai entendu. Il jouait de la musique. Quelqu’un d’autre était présent qui, je crois, l’entendait et le voyait. Bon, songez aux avantages qu’il y a à fréquenter un tel être ! Aucun magicien, mort ou vivant, ne pourrait m’instruire davantage. Les fées sont la source de tout ce que nous, magiciens, désirons. La magie est une qualité innée chez elles ! Quant aux inconvénients, eh bien, il en reste un, toujours le même, que j’ignore comment surmonter. J’ai jeté des sorts par douzaines, mis en pratique tout ce que j’ai lu et entendu dire, pour tenter de rappeler ce garçon-fée, en vain. Je ne saurais absolument pas expliquer pourquoi Norrell dépense tant d’énergie à interdire ce que personne ne peut réaliser. Monsieur, vous ne connaissez pas des charmes pour évoquer les fées, que je sache ?
— Si, quantité, répondit Lord Portishead, mais je suis certain que vous les avez tous déjà essayés, monsieur Strange. Nous comptons sur vous pour reconstruire à notre profit tout ce qui s’est perdu.
— Oh ! soupira Strange. Parfois, je crois que rien ne s’est perdu. En vérité, tout se trouve dans la bibliothèque de Hurtfew.
— Vous disiez qu’une autre personne voyait et entendait le garçon-fée ? reprit Sir Walter.
— Oui.
— Et je présume que cette autre personne n’était pas Norrell ?
— Non.
— Très bien, alors. Et que racontait cette autre personne ?
— Elle, enfin, il était… confus. Il croyait voir un ange et, par suite de son mode de vie et de ses tournures d’esprit, il ne trouvait pas cela aussi extraordinaire que vous pourriez le penser. Je vous prie de m’excuser, la discrétion m’interdit de vous donner davantage de détails.
159
Nous sommes pour la plupart naturellement enclins à résister aux restrictions que nos amis et notre famille nous imposent, mais si nous avons le malheur de perdre un être cher, quelle différence alors ! Ces restrictions deviennent un devoir sacré.