— Oui, oui ! Très bien ! Votre compagnon a vu la fée. Pourquoi ?
— Oh, je sais pourquoi ! Il avait en lui une qualité très spéciale qui lui permettait de voir les fées.
— Enfin, ne pouvez-vous y recourir aussi d’une façon ou d’une autre ?
Strange médita la question.
— Je ne vois pas comment. Il s’agit d’un pur hasard, comme d’avoir des yeux bleus ou bruns. – Il demeura songeur un moment. – Remarquez, peut-être que non. Vous avez peut-être raison. L’idée n’est pas tellement étrange, quand on y réfléchit bien. Pensez aux Auréats ! Pour ce qui est de la folie et de la sauvagerie, certains d’entre eux étaient proches des fées ! Pensez à Ralph Stokesey et à son serviteur fée, Col-Tom-Blue ! Quand Stokesey était jeune homme, on avait du mal à les distinguer. Peut-être suis-je un magicien trop bien dressé, trop DOMESTIQUE. Mais comment acquérir un brin de folie ? Je croise quotidiennement des insensés dans la rue et je n’ai jamais songé auparavant à me demander comment ils ont perdu la raison. Je devrais peut-être aller errer sur les landes solitaires et les rivages stériles – lieux toujours prisés des aliénés… Dans les romans et les pièces de théâtre, en tout cas. Peut-être l’Angleterre sauvage me rendra-t-elle fou…
Strange se leva pour s’approcher de la fenêtre du salon, comme s’il espérait, de là, pouvoir contempler la sauvage Angleterre – même si tout ce qu’elle montrait était la vue très banale de Soho-square sous une bruine pénétrante.
— Je pense que vous avez peut-être mis dans le mille, Pole.
— Moi ? s’écria Sir Walter, un tantinet alarmé par les conséquences auxquelles menaient ses remarques. Je ne voulais rien suggérer de tel !
— Monsieur Strange, vous n’êtes pas sérieux, plaida l’aimable Lord Portishead. Pour un homme qui possède votre érudition, penser à devenir un… un vagabond. Eh bien, monsieur, voilà une pensée très choquante.
Strange se croisa les bras et jeta un dernier regard sur Soho-square.
— Voyons, répondit-il, je ne sortirai pas aujourd’hui. – Il eut son petit sourire moqueur et parut presque redevenir le Jonathan de jadis. – J’attendrai qu’il cesse de pleuvoir[160].
50
L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise
Les amis de Strange étaient contents d’avoir l’assurance qu’il n’avait aucunement l’intention de renoncer à ses confortables demeures, à son coquet revenu et à son personnel de maison pour partir sur les routes, tel un bohémien, contre vents et marées. Ses nouvelles recherches inquiétaient toutefois certains d’entre eux. Ils avaient de bonnes raisons de craindre qu’il n’eût perdu la mesure et ne fût prêt à s’adonner à toutes sortes de magie. Sa promesse à Arabella le tenait pour le moment loin des routes du Roi, pourtant les avertissements de Sir Walter ne suffisaient pas à l’empêcher de parler de John Uskglass et de ses sujets fées, ni d’y songer constamment.
Vers la fin d’avril, les trois nouveaux élèves de Strange, l’honorable Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy, le professeur de danse, s’étaient installés non loin de Soho-square. Quotidiennement, ils se rendaient chez Strange afin d’étudier la magie. Dans l’intervalle entre deux leçons, Strange travaillait à son livre et se livrait à des manipulations magiques pour le compte de l’armée et de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Il avait également reçu des demandes d’assistance de la Corporation de Liverpool et de la Société des marchands aventuriers de Bristol.
Que Strange dût encore obtenir des commandes de corps constitués – ou même de quiconque – irritait tellement Mr Norrell qu’il s’en plaignit auprès de Lord Liverpool, le Premier ministre.
Lord Liverpool n’était pas bien disposé.
— Les généraux peuvent faire ce qui leur chante, monsieur Norrell. Le gouvernement ne s’immisce pas dans les affaires militaires, ainsi que vous le savez[161]. Les généraux emploient les talents de magicien de Mr Strange depuis de nombreuses années, et ils ne voient aucune raison d’y renoncer simplement parce que vous et lui vous êtes querellés. Quant à la Compagnie des Indes orientales, on me rapporte que ses administrateurs vous ont sollicité en premier et que vous avez refusé de les aider.
Mr Norrell battit rapidement des paupières.
— Ma mission pour le gouvernement – ma mission pour vous, monsieur le Premier ministre – occupe trop de mon temps. Je ne puis, en conscience, la négliger pour une société privée.
— Et croyez-moi, monsieur Norrell, nous vous en sommes reconnaissants. J’ai à peine besoin de vous dire, toutefois, à quel point les succès de la Compagnie des Indes orientales sont vitaux pour la prospérité de la nation, et combien son besoin d’un magicien est immense. Elle a des flottes entières à la merci des tempêtes et des intempéries ; elle possède de vastes territoires à administrer, et ses armées sont constamment harcelées par des principicules et des bandits indiens. Mr Strange s’est chargé de contrôler la météorologie aux alentours du Cap et dans l’océan Indien, et il nous a prodigué ses conseils sur le meilleur usage de la magie en territoires hostiles. Les administrateurs de la Compagnie anglaise des Indes croient que l’expérience que Mr Strange a acquise en Espagne peut se révéler inestimable. Voilà encore une nouvelle preuve que la Grande-Bretagne a grandement besoin de davantage de magiciens. Monsieur Norrell, aussi diligent que vous soyez, vous ne pouvez être partout à la fois, et nul ne vous le demande. J’apprends que Mr Strange a pris des élèves. Il me serait infiniment agréable d’entendre que vous avez l’intention de l’imiter.
Malgré l’approbation de Lord Liverpool, l’instruction des trois nouveaux magiciens, Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy, avançait avec guère moins de cahots que celle de Strange des années plus tôt, à la différence que, là où Strange avait eu à combattre les formules évasives de Norrell, les jeunes gens étaient continuellement contrariés par l’abattement et l’état fiévreux de leur maître.
Au début de juin, le premier tome de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise était achevé. Strange le livra à Mr Murray, et ce ne fut une surprise pour personne quand, le jour suivant, il annonça à Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy qu’ils devraient ajourner quelque temps leurs études de magie, étant donné qu’il avait décidé de partir pour l’étranger.
— Je trouve votre projet excellent ! s’écria Sir Walter, dès que Strange l’eut mis au courant. Changement de décor, changement de société. Je ne vous aurais pas prescrit autre chose. Partez, partez !
— Vous ne pensez pas qu’il est trop tôt ? s’enquit Strange avec inquiétude. Je vais laisser Norrell maître de Londres, en quelque sorte.
— Croyez-vous que nous ayons la mémoire si courte ? Eh bien, nous ferons tout notre possible pour ne pas vous oublier en l’espace de quelques mois. D’ailleurs, votre livre sera bientôt publié et cela nous rappellera à tous combien nous avons du mal à nous passer de vous.
— C’est vrai, il y a mon livre. Cela prendra des mois à Norrell pour réfuter quarante-six chapitres, et je serai de retour bien avant qu’il en ait fini.
— Quelle est votre destination ?
— L’Italie, je pense. Les pays du sud de l’Europe ont toujours exercé un puissant attrait sur moi. J’ai souvent été frappé par l’aspect de la campagne quand j’étais en Espagne… Ou, du moins, je crois que je l’aurais trouvé très frappant si celle-ci n’avait été couverte de soldats et de fumée de canon.
160
Même John Uskglass, qui avait trois royaumes à gouverner et toute la magie anglaise à diriger, ne s’était pas entièrement libéré de cette disposition à faire de longs et mystérieux voyages. En 1241, il quitta sa maison de Newcastle d’une manière secrète, connue seulement des magiciens. Il prévint un serviteur qu’on le retrouverait endormi sur un banc au coin du feu dans un délai d’un jour.
Le lendemain, le serviteur et les membres de la maison du roi cherchèrent le roi sur le banc au coin du feu, mais il n’était pas là. Ils regardèrent tous les matins et tous les soirs, mais il ne réapparut pas. William, comte de Lanchester, gouverna à sa place et plusieurs ordonnances furent reportées « jusqu’à ce que le roi fût de retour ». Cependant, à mesure que le temps passait, beaucoup de monde était enclin à douter que cela arriverait jamais. Puis, un an et un jour après son départ, on découvrit le roi qui dormait sur le banc au coin du feu.
Il ne semblait pas s’aviser qu’un événement fâcheux s’était produit et ne confia à personne où il était allé. Nul n’osa lui demander s’il avait toujours eu l’intention de s’éloigner si longtemps ou s’il était arrivé quelque chose de terrible. William de Lanchester appela le serviteur et lui ordonna de répéter derechef les mots exacts employés par le roi. Ne se pouvait-il qu’il eût vraiment dit qu’il allait partir pendant un an et un jour ? Peut-être, répondit l’homme. Le roi avait en général la parole douce. Il était tout à fait possible qu’il n’eût pas bien entendu.
161
Ce n’était absolument pas vrai. La doléance la plus amère du duc de Wellington pendant la guerre d’Espagne avait été que le gouvernement s’immisçait constamment.