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— J’espère que vous nous écrirez à l’occasion ? Pour témoigner de vos impressions ?

— Oh ! Je ne vous ménagerai pas. Il appartient au voyageur d’exhaler sa frustration après chaque désagrément en le racontant à ses amis. Attendez-vous à de longues descriptions !

Comme il arrivait souvent à cette époque, l’humeur de Strange s’assombrit brusquement. Son air badin et ironique s’évanouit d’un coup ; il regarda fixement le seau à charbon en fronçant le sourcil.

— Je me demandais si vous…, articula-t-il enfin. C’est-à-dire, j’aimerais vous demander… – Il émit un son d’exaspération devant sa propre hésitation. – Auriez-vous l’obligeance de transmettre à Lady Pole un message de ma part ? Je vous en serais très reconnaissant. Arabella était très attachée à Madame, et je sais qu’elle n’eût pas aimé que je quitte l’Angleterre sans envoyer un message à Lady Pole.

— Certainement. Que dois-je lui dire ?

— Oh ! Simplement transmettez-lui mes vœux sincères de rétablissement. Ce que vous jugerez le mieux. Peu importe les mots, pourvu que vous lui signifiez que ce message vient du mari d’Arabella. Je voudrais que Madame sache que le mari de son amie ne l’a pas oubliée.

— Merci de tout mon cœur, répondit Sir Walter.

Strange avait espéré que Sir Walter le prierait de parler en personne à Lady Pole, mais Sir Walter s’en abstint. Nul ne savait si Madame se trouvait encore dans leur maison de Harley-street. Une rumeur courait en ville selon laquelle Sir Walter l’avait envoyée à la campagne.

Strange n’était pas le seul à désirer partir pour l’étranger. S’expatrier était devenu soudain très à la mode. Depuis beaucoup trop longtemps les Britanniques étaient confinés dans leur île par les guerres napoléoniennes. Depuis trop longtemps ils étaient contraints de satisfaire leur désir de voir de nouveaux horizons et des peuples singuliers par des séjours dans les Highlands écossais, au bord des lacs anglais ou dans les Pennines. À présent que la guerre était finie, ils pouvaient se rendre sur le continent et visiter des montagnes et des rivages d’une nature toute différente. Ils pouvaient voir en personne ces célèbres monuments qu’ils n’avaient contemplés que dans les livres de gravures. Certains allaient aussi à l’étranger, avec l’espoir de trouver la vie moins chère sur le continent que dans leur pays. D’autres partaient pour fuir les dettes ou le scandale, et d’autres enfin, comme Strange, s’exilaient pour trouver une tranquillité que l’Angleterre leur refusait.

Jonathan Strange à John Segundus

« Bruxelles, le 12 juin 1816

« Autant que je sache, je suis en retard d’environ un mois sur Lord Byron[162]. À chaque étape où nous nous arrêtons, nous tombons sur des aubergistes, des postillons, des fonctionnaires, des citoyens, des garçons de café et toutes sortes et qualités de dames dont la cervelle semble encore un tantinet dérangée à la suite de leur bref contact avec monsieur le baron. Et bien que mes compagnons de voyage prennent soin d’informer autrui que je suis cet être abominable, un magicien anglais, je ne suis manifestement rien en comparaison d’un poète anglais. Et partout où je vais, je jouis de la réputation – tout à fait nouvelle pour moi, je vous l’assure – du bon Anglais sans histoire, qui ne fait aucun bruit et ne crée d’ennuis à personne. »

Cette année-là, l’été fut pourri. Ou plutôt il n’y eut pas d’été. L’hiver s’était réinstallé dès août. Le soleil était à peine visible, le ciel couvert de gros nuages gris ; un vent aigre balayait les villes et les récoltes. Des averses de pluie et de grêle, égayées de temps à autre de déchaînements de tonnerre et de foudre, s’abattaient sur l’Europe entière.

Londres était à demi vide. Le Parlement était dissous et ses membres en villégiature dans leurs maisons de campagne, le meilleur endroit pour contempler la pluie. À Londres, Mr John Murray, l’éditeur, était resté en sa demeure d’Albermarle-street. À une autre période, les salons de Mr Murray étaient les plus animés de Londres, courus par les poètes, les essayistes, les critiques et tous les grands hommes de lettres du royaume. Mais les grands hommes de lettres du royaume étaient partis aux champs. La pluie crépitait contre la vitre et le vent sifflait dans la cheminée. Mr Murray remit du charbon sur le feu, puis s’assit à son bureau pour commencer à lire le courrier du jour. Il prenait chaque pli et le levait à hauteur de son œil gauche (le droit étant aveugle).

Ce jour-là, il en trouva deux venant de Genève, en Suisse. La première était de Lord Byron, qui se plaignait de Jonathan Strange, et la deuxième était de Strange, qui se plaignait de Byron. Les deux hommes s’étaient croisés plusieurs fois chez Mr Murray, mais sans avoir jamais fait connaissance jusque-là. Strange avait rendu visite à Byron à Genève quinze jours plus tôt. La rencontre n’avait pas été un succès.

Strange (qui était, pour l’heure, d’humeur à attacher la plus haute valeur au mariage et à tout ce qu’il avait perdu en Arabella) fut troublé par les arrangements domestiques de Lord Byron. « J’ai trouvé monsieur le baron dans sa coquette villa sur les rives du lac. Il n’était pas seul. Il y avait là un autre poète, Shelley, Mrs Shelley et une autre jeune femme – une jeune fille, en fait – qui se fait appeler Mrs Clairmont et dont je n’ai pas bien compris la relation avec les deux hommes. Si vous avez des lumières, ne me les communiquez pas. Était également présent un drôle de jeune homme qui ne cessait de débiter des inepties, un certain Mr Polidori. »

Lord Byron, de son côté, trouva matière à critiquer la tenue vestimentaire de Strange : « Il était en demi-deuil. Sa femme est morte à Noël, n’est-ce pas ? Peut-être croit-il que le noir lui donne un air plus mystérieux, plus magique… »

S’étant mutuellement déplu au premier abord, ils en étaient venus progressivement à se quereller sur la politique. Strange écrivait : « J’ignore comment, nous nous sommes mis aussitôt à parler de la bataille de Waterloo, sujet malheureux puisque je suis le magicien du duc de Wellington, et qu’ils détestent tous Wellington et idolâtrent Napoléon. Mrs Clairmont, avec toute l’impertinence de ses dix-huit ans, m’a demandé si je n’avais pas honte d’avoir été l’instrument de la chute d’un homme aussi sublime. Non, ai-je répondu. »

Byron, lui, écrivait : « C’est un grand partisan du duc de W. J’espère pour votre salut, mon cher Murray, que son livre est plus intéressant que sa personne. »

Strange concluait : « On a une notion si bizarre des magiciens. Ils voulaient que je leur parle des vampyres ! »

Mr Murray fut navré que ses deux auteurs n’aient pas pu mieux s’entendre, mais il réfléchit qu’il n’eût pu en être autrement, étant donné que l’un et l’autre étaient célèbres pour leurs querelles : Strange avec Norrell, et Byron avec quasiment tout le monde[163].

Après avoir fini de lire leurs lettres, Mr Murray songea qu’il devait descendre à la librairie. Il avait imprimé un très grand nombre d’exemplaires de l’ouvrage de Jonathan Strange et brûlait d’impatience de savoir comment il se vendait. La boutique était tenue par un certain Shackleton, qui avait exactement l’apparence qu’on attendait d’un libraire. Il n’eût convenu pour aucune autre sorte de boutiquier – certainement pas pour un mercier ni un marchand de modes, qui se devaient d’être plus élégants que leurs clientes. Comme libraire, il était parfait. Il paraissait sans âge ; maigre, poussiéreux et finement constellé d’encre, il avait un air de grande culture teintée de distraction. Son nez s’ornait de bésicles ; une plume d’oie était coincée derrière son oreille, et une perruque à demi effilochée trônait sur son chef.

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162

Lord Byron avait quitté l’Angleterre en avril 1816 afin d’échapper à des dettes croissantes, aux accusations de cruauté portées par sa femme et à des rumeurs selon lesquelles il aurait séduit sa propre sœur, Augusta.

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163

Malgré l’apparente absence de sympathie entre les deux hommes, quelque chose en Strange devait en avoir imposé à Byron. Son futur poème, Manfred, commencé en septembre ou octobre de la même année, parlait d’un magicien. Certes, Manfred a peu de traits communs avec Jonathan Strange (ou, tout au moins, avec le respectable Strange qui déplaisait tant à Byron). Il ressemble bien davantage à Byron, par son narcissisme, sa haine de soi, son dédain hautain envers ses semblables, ses allusions à d’impossibles tragédies et ses désirs mystérieux. Manfred, toutefois, est un magicien qui passe son temps à invoquer les esprits de l’air, de la terre, de l’eau et du feu afin de parler avec eux, comme si Byron, ayant rencontré un enchanteur qui l’avait déçu, en avait créé un autre plus à son goût.