— Shackleton, combien de livres de Mr Strange avons-nous vendus aujourd’hui ? demanda Mr Murray.
— Soixante ou soixante-dix exemplaires environ.
— Excellent ! s’exclama Mr Murray.
Shackleton fronça le sourcil et remonta ses bésicles sur son nez.
— Oui, on pourrait le penser, n’est-ce pas ?
— Qu’entendez-vous par là ?
Shackleton décrocha la plume d’oie de son oreille.
— Beaucoup de clients sont venus à deux reprises et ont acheté un exemplaire chaque fois.
— Encore mieux ! À cette vitesse, nous allons rattraper Le Corsaire[164] de Lord Byron ! À cette vitesse, il faudra un second tirage dès la fin de la semaine prochaine ! – Puis, s’étant avisé que le froncement de sourcils de Shackleton n’avait pas diminué, Mr Murray ajouta : – Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas ? Ils souhaitent sans doute l’offrir à leurs amis…
Shackleton secoua la tête, de sorte que les cheveux dénoués de sa perruque sautillèrent de-ci de-là.
— C’est bizarre. Je n’ai jamais ouï dire que c’était déjà arrivé.
La porte de la boutique s’ouvrit ; un jeune homme entra. Il était de petite taille et de faible corpulence. Il avait les traits réguliers et, à la vérité, eût été plutôt beau, n’eussent été ses fâcheuses manières. Il était de ces personnages dont les idées sont trop percutantes pour rester confinées dans leur cervelle et qui se répandent dans le monde à la consternation des présents. Il parlait tout seul, et l’expression de son visage changeait sans cesse. En l’espace d’un instant, il eut l’air tour à tour surpris, offensé, résolu et furieux, autant d’émotions qui étaient sans doute les effets des conversations animées qu’il entretenait avec des interlocuteurs imaginaires.
Les boutiques, surtout les boutiques londoniennes, sont souvent dérangées par des aliénés ; Mr Murray et Mr Shackleton furent aussitôt sur leurs gardes. Et leurs soupçons se renforcèrent quand le jeune inconnu fixa Shackleton d’un regard pénétrant de ses yeux bleus en s’écriant :
— Voilà qui s’appelle bien traiter ses clients ! Voilà ce qu’est la distinction ! – Il se tourna vers Mr Murray et s’adressa à lui en ces termes : – Suivez mon conseil, monsieur ! N’achetez pas de livres dans cette officine. Ce sont des menteurs et des voleurs !
— Des menteurs et des voleurs ? répéta Mr Murray. Non, vous vous méprenez, monsieur. Je suis sûr que nous pouvons vous convaincre du contraire.
— Ha ! s’écria le jeune homme en jetant un regard noir à Mr Murray, afin de lui signifier qu’il avait compris que celui-ci n’était pas, ainsi qu’il l’avait d’abord supposé, un simple client comme lui.
— Je suis le propriétaire, expliqua à la hâte Mr Murray. Nous ne volons pas le monde, ici. Expliquez-moi votre affaire et je serai heureux de vous servir dans la mesure du possible. Il doit s’agir d’un malentendu.
Le jeune ne se laissa pas radoucir le moins du monde par les paroles courtoises de Mr Murray.
— Niez-vous, monsieur, cria-t-il, que cet établissement emploie un charlatan de magicien ? Un magicien du nom de Strange ?
Mr Murray commença par objecter que Strange était un de ses auteurs, mais le jeune homme fut incapable de l’écouter jusqu’au bout.
— Niez-vous, monsieur, que Mr Strange ait jeté un sort à ses livres pour les faire disparaître afin qu’on doive en acheter un autre ? Et puis encore un autre ! – Il agita le doigt en direction de Shackleton et prit l’air rusé : – Osez prétendre que vous ne vous souvenez pas de moi !
— Non, monsieur, je m’en garderai. Je me souviens très bien de vous. Vous avez été un des premiers gentlemen à acheter un exemplaire de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, puis vous êtes revenu en chercher un autre environ une semaine plus tard.
Le jeune homme écarquilla les yeux.
— J’ai été obligé d’en acheter un autre ! hurla-t-il avec indignation. Le premier avait disparu !
— Disparu ? répéta Mr Murray, perplexe. Si vous avez égaré votre ouvrage, monsieur… vous m’en voyez désolé, néanmoins je ne comprends pas comment le libraire pourrait en être tenu pour responsable.
— Je m’appelle Green, monsieur. Et je n’ai pas égaré mon ouvrage. Il a disparu. Par deux fois. – Mr Green poussa un profond soupir, en homme découvrant qu’il a affaire à des fous et des simples d’esprit. – J’ai rapporté le premier exemplaire chez moi et je l’ai posé sur la table, sur un coffret où je range mon rasoir et mon nécessaire de rasage. – Mr Green fit mine de poser le livre sur le coffret. – J’ai ensuite posé le journal sur le livre et mon bougeoir de cuivre et un œuf au sommet de la pyramide.
— Un œuf ? s’étouffa Mr Murray.
— Un œuf dur ! Mais quand je me suis retourné – moins de dix minutes plus tard ! -, le journal reposait directement sur le coffret et le livre s’était envolé ! Pourtant l’œuf et le bougeoir n’avaient pas changé de place. Alors, une semaine plus tard, je suis revenu acheter un nouvel exemplaire, exactement comme le dit votre employé. Je l’ai emporté à la maison. Je l’ai posé sur le dessus de cheminée, avec le Dictionnaire de chirurgie pratique de Cooper, et j’ai placé la théière dessus. Il s’est trouvé qu’en préparant le thé, j’ai délogé les deux livres, qui sont tombés dans la corbeille à linge sale. Lundi, Jack Boot – mon domestique – a rempli la corbeille. Mardi, la lavandière est passée prendre le linge sale, et quand les draps de lit ont été emportés, le Dictionnaire de chirurgie pratique de Cooper était toujours là, au fond de la corbeille, mais L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise avait de nouveau disparu !
Ces propos, qui suggéraient quelques légères excentricités dans le règlement de la maison de Mr Green, fournissaient l’espoir d’une explication.
— N’auriez-vous pas pu vous méprendre sur l’endroit où vous l’avez posé ? suggéra Mr Shackleton.
— La lavandière l’a peut-être emporté avec vos draps ? proposa Mr Murray.
— Non et non ! déclara Mr Green.
— Quelqu’un pourrait-il l’avoir emprunté ou déplacé ? lança encore Shackleton.
Mr Green parut stupéfié par cette hypothèse.
— Mais qui ? répliqua-t-il.
— Je… je n’en ai aucune idée. Mrs Green ? Votre domestique ?
— Il n’y a pas de Mrs Green ! Je vis seul ! À l’exception de Jack Boot, or Jack Boot ne sait pas lire !
— Un ami, alors ?
Mr Green paraissait prêt à nier avoir jamais eu d’amis.
Mr Murray soupira.
— Shackleton, donnez un nouvel exemplaire à Mr Green et remboursez-lui le deuxième. – À l’adresse de Mr Green il poursuivit : – Je suis content que vous aimiez notre livre au point d’en avoir racheté un autre exemplaire.
— Aimiez ? s’exclama Mr Green, plus ébahi que jamais. Je ne peux pas savoir si je l’aime ou non ! Je n’ai pas eu l’occasion de l’ouvrir.
Après son départ, Mr Murray s’attarda un moment à la librairie pour plaisanter sur les corbeilles à linge sale et les œufs durs, mais Mr Shackleton (qui, en temps normal, était amateur de blagues, comme tout un chacun) ne se dérida pas. Pensif et inquiet, il répéta plusieurs fois qu’il se passait des événements bizarres.
Une demi-heure plus tard, Mr Murray contemplait sa bibliothèque, dans son bureau à l’étage. Levant les yeux, il vit Shackleton.