— Il est de retour, balbutia Shackleton.
— Comment ?
— Green. Il a encore égaré son livre. Il l’avait mis dans sa poche droite, mais le temps qu’il atteigne Great Pulteney-street, celui-ci s’était envolé. Bien entendu, je lui ai dit que Londres était plein de pickpockets, cependant vous devez admettre…
— Oui, oui ! Vous n’allez pas m’ennuyer avec cela maintenant ! l’interrompit Mr Murray. Mon propre exemplaire a disparu ! Regardez ! Je l’ai rangé ici, entre Flim-Flams d’Israeli et Emma[165] de Miss Austen. Vous pouvez voir son emplacement. Que se passe-t-il, Shackleton ?
— C’est de la magie, répondit fermement Shackleton. J’y ai réfléchi et je crois que Green a raison. Un sort doit agir sur les livres et sur nous.
— Un sort ? – Mr Murray ouvrit de grands yeux. – Oui, ce doit être le cas. Jamais auparavant je n’avais approché la magie d’aussi près. Je ne crois pas que je serai pressé de renouveler l’expérience. C’est on ne peut plus inquiétant et désagréable. Comment diable un homme pourrait-il savoir que faire quand rien ne se comporte normalement ?
— Eh bien, répondit Shackleton, si j’étais vous, je commencerais par consulter les autres libraires pour savoir si leurs livres disparaissent aussi. Au moins, nous saurons alors si le problème est général ou limité à nous.
Cela paraissait de bon conseil. Laissant donc la boutique à la garde du commis, Messrs Murray et Shackleton mirent leurs chapeaux et sortirent dans les bourrasques de pluie. Le libraire le plus proche était Edwards & Skittering, à Piccadilly. Arrivés à destination, ils durent s’écarter pour laisser passer un valet en livrée bleue. Il emportait une haute pile de livres du magasin.
Mr Murray eut à peine le temps de penser que le valet et sa livrée lui étaient tous deux familiers que le bonhomme était déjà parti.
À l’intérieur, ils trouvèrent Mr Edwards en grande conversation avec John Childermass. Au moment où Murray et Shackleton entraient, Mr Edwards se retourna avec un air coupable, mais Childermass, lui, était fidèle à lui-même.
— Ah, monsieur Murray ! s’exclama-t-il. Je suis content de vous voir, monsieur. Cela m’épargne une course sous la pluie.
— Que se passe-t-il ? demanda Mr Murray. Que faites-vous ici ?
— Ce que je fais ? Mr Norrell achète quelques ouvrages. Rien de plus.
— Ha ! Si votre maître compte supprimer le livre de Mr Strange en achetant tous les exemplaires, alors il sera déçu. Mr Norrell a beau être un homme riche, sa fortune n’est pas infinie, et je peux imprimer des livres aussi vite qu’il peut les acquérir.
— Non, répliqua Childermass. Vous ne le pouvez pas.
Mr Murray se tourna vers Mr Edwards.
— Robert, Robert ! Pourquoi les laissez-vous vous tyranniser ainsi ?
Le pauvre Mr Edwards avait l’air malheureux comme les pierres.
— Je suis désolé, monsieur Murray, mais les livres disparaissaient tous. J’ai dû rembourser plus de trente clients. Je risquais d’y laisser ma dernière chemise. Mr Norrell m’a alors proposé de reprendre tout mon stock du livre de Strange pour un bon prix. J’ai donc…
— Un bon prix ! s’écria Shackleton, incapable d’en supporter davantage. Un bon prix ? Qu’y a-t-il de bon là-dedans ? J’aimerais bien le savoir. Qui, selon vous, fait disparaître les livres ?
— Exactement ! approuva Mr Murray. – Se tournant vers Childermass, il poursuivit : – Vous n’essaierez pas de nier que tout cela est l’œuvre de Norrell ?
— Non, non. Au contraire Mr Norrell ne demande qu’à reconnaître sa responsabilité. Il a toute une liste de raisons et se fera une joie de les exposer à quiconque voudra bien l’écouter.
— Et quelles sont ces raisons ? s’enquit froidement Mr Murray.
— Oh ! la sorte habituelle, j’imagine, répondit Childermass, pour la première fois légèrement évasif. Une lettre est en préparation, qui vous expliquera tout.
— Et vous croyez que cela puisse me satisfaire, n’est-ce pas ? Une lettre d’excuse ?
— D’excuse ? Je doute que vous obteniez grand-chose en manière d’excuse.
— Je me propose de parler à mon avocat cet après-midi, déclara Mr Murray.
— Naturellement, nous ne nous attendions à rien de moins. Quoi qu’il en soit, il n’est pas dans les intentions de Mr Norrell que vous dussiez perdre de l’argent dans cette affaire. Dès que vous serez en mesure de me fournir les comptes de tout ce que vous avez dépensé pour la publication du livre de Mr Strange, je suis autorisé à vous remettre un billet à ordre équivalent au montant total.
Cette proposition était inattendue. Mr Murray était tiraillé entre son désir d’envoyer à Childermass une réponse bien sentie et la conscience que Norrell le privait de beaucoup d’argent et devait, en toute justice, le dédommager.
Shackleton donna un discret coup de coude à Mr Murray pour lui conseiller de ne pas céder à la précipitation.
— Et mon profit ? demanda Mr Murray, tentant de gagner un peu de temps.
— Ah ! vous souhaitez qu’on prenne aussi cela en considération, n’est-ce pas ? Ce n’est que justice, je pense. Permettez-moi d’en parler à Mr Norrell.
Sur ce, Childermass s’inclina et sortit de la librairie.
Messrs Murray et Shackleton n’avaient aucune raison de s’attarder plus longtemps. Dès qu’ils se retrouvèrent dans la rue, Mr Murray se tourna vers Shackleton.
— Descendons à Thames-street… – c’était l’entrepôt où Mr Murray gardait son stock – et vérifions s’il nous reste des livres de Mr Strange. Ne vous laissez pas rembarrer par Jackson. Exigez qu’il vous les montre. Dites-lui que j’ai besoin de les compter et qu’il doit m’envoyer l’inventaire d’ici à une heure.
Quand Mr Murray eut regagné Albermale-street, il trouva trois jeunes gens flânant dans sa boutique. Ils refermèrent leurs livres dès qu’ils l’aperçurent, l’entourèrent en un instant et se mirent à parler tous à la fois. Mr Murray, naturellement, supposa qu’ils devaient être là pour une démarche identique à celle de Mr Green. Comme deux d’entre eux étaient très grands, et qu’ils manifestaient tous une bruyante indignation, il conçut quelque inquiétude et fit signe à son commis de courir chercher de l’aide. Le commis resta planté là où il était et observa les opérations avec une expression d’intérêt inhabituel.
Certaines exclamations véhémentes des jeunes gens, comme « Affreux coquin ! » ou « Abominable chenapan ! », étaient peu faites pour rassurer Mr Murray. Néanmoins, au bout d’un moment il comprit enfin qu’ils ne l’injuriaient pas lui, mais Norrell.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, messieurs, tenta-t-il. Si cela ne vous dérange pas trop, je me demande si vous auriez la bonté de me dire qui vous êtes ?
Les jeunes gens étaient ébahis. Ils croyaient être plus connus que cela ! Ils se présentèrent donc. Il s’agissait des trois élèves attachés au service de Strange : Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy.
William Hadley-Bright et Henry Purfois étaient tous deux grands et agréables de leur personne, tandis que Tom Levy était petit et fluet, avec des cheveux et des yeux sombres. Ainsi qu’il a déjà été noté, Hadley-Bright et Purfois étaient des gentlemen anglais de bonne famille, alors que Tom était un ancien maître de danse dont les ancêtres étaient tous israélites. Par bonheur, Hadley-Bright et Purfois méprisaient de telles distinctions de rang et de lignage. Sachant que Tom était le plus talentueux d’entre eux, ils s’en remettaient à lui sur tous les sujets du savoir magique. Hormis qu’ils l’appelaient par son prénom (alors qu’il leur donnait du « monsieur Purfois » et du « monsieur Hadley-Bright »), et comptaient sur lui pour ramasser les livres qu’ils laissaient dans leur sillage, ils étaient tout à fait disposés à le traiter en égal.