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— Nous ne pouvons pas rester assis inactifs pendant que ce scélérat, ce monstre, détruit la grande œuvre de Mr Strange ! déclara Henry Purfois. Donnez-nous quelque chose à faire, monsieur Murray ! C’est là tout ce que nous demandons !

— Et si ce quelque chose pouvait nécessiter de passer un sabre à travers le corps de Mr Norrell, alors tant mieux ! ajouta William Hadley-Bright.

— L’un de vous pourrait-il aller chercher Strange et me le ramener ? demanda Mr Murray.

— Oh, certainement ! Hadley-Bright est votre homme ! s’exclama Henry. Purfois. À Waterloo, il était un des aides de camp* de Wellington, vous savez. Il n’aime rien tant que courir ventre à terre à cheval en tous sens !

— Savez-vous où est allé Mr Strange ? s’enquit Tom Levy.

— Il y a quinze jours de cela, il se trouvait à Genève, répondit Mr Murray. J’ai eu une lettre de lui ce matin. Il peut y être encore. À moins qu’il ne son passé en Italie.

La porte s’ouvrit et Shackleton entra, la perruque constellée de gouttes de pluie, comme s’il l’avait décorée d’innombrables perles de verre.

— Tout va bien, dit-il avec ardeur à Mr Murray. Les livres sont toujours dans leurs balles.

— Vous les avez vus de vos yeux ?

— Oui, assurément. Faire disparaître dix mille ouvrages exige sans doute beaucoup de magie.

— J’aimerais pouvoir être aussi optimiste, intervint Tom Levy. Pardonnez-moi, monsieur Murray, mais, d’après tout ce que j’ai ouï dire sur Mr Norrell, une fois qu’il s’est assigné une tâche, il travaille inlassablement jusqu’à son accomplissement. Je ne crois pas que nous ayons le temps d’attendre le retour de Mr Strange.

Shackleton eut l’air surpris d’entendre quelqu’un se prononcer avec tant d’assurance sur des matières magiques.

Mr Murray présenta à la hâte les trois élèves de Strange.

— Combien de temps pensez-vous que nous ayons ? demanda-t-il à Tom.

— Un jour ? Deux tout au plus ? Assurément pas assez de temps pour trouver Mr Strange et le ramener. Je pense, monsieur Murray, que vous devriez nous passer la main et que nous devrions tenter un sort ou deux pour neutraliser la magie de Norrell.

— Existe-t-il de tels sortilèges ? s’enquit Mr Murray, qui considérait les apprentis magiciens d’un air dubitatif.

— Oh, des centaines ! répondit Henry Purfois.

— Vous en connaissez ? insista Mr Murray.

— Nous connaissons leur existence, nuança William Hadley-Bright. Nous pourrions vraisemblablement en reconstituer un qui soit à peu près acceptable. Quelle excellente chose ce serait si Mr Strange rentrait du continent et que nous ayons sauvé son livre ! Ce succès l’obligerait à ouvrir les yeux, à mon sens !

— Si on appliquait le Truc et le Bidule invisibles de Pale ? suggéra Henry Purfois.

— Je vois ce que vous voulez dire, acquiesça William Hadley-Bright.

— Un procédé du Dr Pale absolument remarquable, expliqua Henry Purfois à Mr Murray. Il inverse un sort et le retourne à l’envoyeur. Les livres de Mr Norrell deviendraient à leur tour vierges ou disparaîtraient ! Ce qu’il mérite amplement, après tout.

— Je ne suis pas certain que Mr Strange serait ravi s’il découvrait à son retour que nous avons détruit la première bibliothèque de magie d’Angleterre, objecta Tom. D’ailleurs, afin d’exécuter le Reflet et la Protection invisibles de Pale, il nous faudrait construire un Quiliphon.

— Un quoi ? s’exclama Mr Murray.

— Un Quiliphon, répéta William Hadley-Bright. Les ouvrages du Dr Pale regorgent de telles machines pour pratiquer la magie. Je crois que, en apparence, il s’agit d’un croisement entre une trompette et une fourchette à rôdes…

— … Et au-dessus il y a quatre globes de métal qui tournent, ajouta Henry Purfois.

— Je vois, murmura Mr Murray.

— La construction d’un Quiliphon nous prendrait trop de temps, décida Tom. Je suggère que nous tournions notre attention vers la Prophylaxis de De Chepe[166]. Cette méthode-là est très rapide à mettre en œuvre et, si l’on s’en tient aux règles, devrait tenir un moment à distance la magie de Norrell… Assez longtemps pour faire parvenir un message à Mr Strange.

À cet instant, la porte s’ouvrit ; un bonhomme d’apparence débraillée avec un tablier de cuir entra dans la librairie. S’apercevant qu’il était la cible de tous les regards, il fut un peu décontenancé. Il esquissa un signe de tête, tendit un bout de papier à Shackleton et se sauva aussitôt.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mr Murray.

— Un message de Thames-street. Les magasiniers ont ouvert les livres. Ceux-ci sont tous vierges. Il ne reste plus un mot sur aucune page. Je suis désolé, monsieur Murray, mais L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise a disparu.

William Hadley-Bright fourra ses mains dans ses poches et poussa un léger sifflement.

Au fil des heures, il devint clair que pas un seul exemplaire de l’ouvrage de Strange ne demeurait en circulation. William Hadley-Bright et Henry Purfois étaient tous deux pour appeler Norrell sur le pré, jusqu’à ce qu’on leur eût fait remarquer que Mr Norrell était un vieux monsieur, qui prenait rarement de l’exercice et n’avait jamais été vu avec une épée ou un pistolet à la main. En aucun cas, il ne serait équitable ni honorable pour deux hommes dans la fleur de l’âge (dont l’un était militaire) de le provoquer en duel. Hadley-Bright et Purfois s’inclinèrent de bonne grâce devant ces arguments. Néanmoins, Purfois ne put s’empêcher d’embrasser la pièce d’un regard plein d’espoir, en quête d’un personnage aussi décrépit que Mr Norrell. Il considéra Shackleton d’un air méditatif.

D’autres amis de Strange accoururent pour partager la douleur de Mr Murray et exprimer un brin de la fureur qu’ils éprouvaient devant les agissements de Mr Norrell. Lord Portishead se présenta ; il leur donna un résumé de la lettre qu’il avait expédiée à Mr Norrell pour dénoncer leur amitié, puis de celle qu’il avait envoyée à Mr Lascelles pour donner sa démission de rédacteur des Amis de la magie anglaise et annuler son abonnement.

— Dorénavant, messieurs, déclara-t-il aux élèves de Strange, je me considère entièrement comme des vôtres.

Les élèves de Strange assurèrent à Sa Seigneurie qu’il avait pris la bonne décision et n’aurait jamais à le regretter.

À sept heures et demie, Childermass fut de retour. Il pénétra dans la librairie bondée avec autant de componction que s’il allait à l’église.

— Bon, à combien s’élèvent vos pertes, monsieur Murray ? demanda-t-il.

Il sortit son calepin, prit une plume d’oie sur le bureau de Mr Murray et la plongea dans l’encre.

— Rangez votre calepin, monsieur Childermass, répliqua Mr Murray. Je ne veux pas de votre argent.

— Vraiment ? Prenez garde, monsieur, à ne point vous laisser influencer par ces gentlemen. Certains d’entre eux sont jeunes et n’ont aucune responsabilité… – Childermass jeta un regard glacé aux trois élèves de Strange et aux quelques officiers en uniforme qui faisaient le pied de grue dans la boutique. – D’autres sont riches, et cent livres de plus ou de moins ne comptent pas pour eux. – Childermass fixait Lord Portishead. – Mais vous, monsieur Murray, vous êtes un homme d’affaires, et les affaires sont les affaires.

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166

Walter de Chepe était un magicien londonien du début du XIIIe siècle. Sa méthode, la Prophylaxis, protège des sortilèges une personne, une cité ou un objet. Elle est censée suivre de près une manifestation de magie des fées. Elle est aussi réputée être très puissante. En fait, le seul problème de ce sort réside dans sa remarquable efficacité. Parfois, des choses deviennent rebelles à tout agent humain ou féerique, qu’il soit ou non magique. Ainsi, si les élèves de Strange avaient réussi à jeter ce sort sur un des livres de Strange, il est tout à fait possible que nul n’aurait plus pu saisir le livre ou tourner ses pages.

En 1280, les habitants de Bristol ordonnèrent à leurs concitoyens magiciens de jeter la Prophylaxis de De Chepe sur toute la ville afin de la protéger des sortilèges de ses ennemis. Malheureusement, la magie réussit si bien que tous les citadins, tous les animaux et tous les bateaux mouillés dans le port devinrent des statues vivantes. Plus personne ne put bouger ; l’eau cessa de couler à l’intérieur des frontières et les flammes se figèrent dans les cheminées. Bristol demeura en cet état tout un mois, jusqu’à ce que John Uskglass revînt de sa demeure de Newcastle pour rétablir la situation.