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— Silencieuse, réitéra-t-il, et un peu triste, je crois. Aussi dois-je vous divertir, savez-vous ?

Cette déclaration la fit sourire malgré elle.

— Vraiment ? fit-elle.

L’acte même de sourire et de lui parler sembla raviver son chagrin, aussi soupira-t-elle et détourna-t-elle les yeux une nouvelle fois.

— En effet. Chaque fois que je suis mélancolique, vous me tenez des propos enjoués pour me redonner courage. Je dois donc vous appliquer un traitement identique. C’est cela, l’amitié !

— La franchise et l’honnêteté, monsieur Strange. Voilà les meilleurs fondements de l’amitié selon moi.

— Oh ! Vous me jugez cachottier. Je le vois à votre figure. Vous avez peut-être raison, mais je… C’est à… Non, vous avez sans doute raison. Ma profession, j’imagine, n’encourage pas à…

Miss Greysteel lui coupa la parole.

— Je ne voulais pas dénigrer votre profession. Pas du tout. Toutes les professions ont leurs formes particulières de discrétion. C’est entendu, je pense.

— Alors je ne vous comprends pas.

— Cela n’a pas d’importance. Nous devrions rejoindre ma tante et papa.

— Non, attendez, mademoiselle Greysteel, cela ne peut pas aller. Qui d’autre que vous peut me remettre dans le droit chemin si je m’égare ? Dites-moi… Qui puisse abuser, selon vous ?

Miss Greysteel demeura un moment silencieuse puis, un peu à son corps défendant, lança :

— Votre amie d’hier soir, peut-être ?

— Mon amie d’hier soir ! De qui parlez-vous ?

Miss Greysteel eut l’air très malheureuse.

— La jeune femme dans la gondole qui était si impatiente de vous entretenir et n’a pas voulu – pendant une demi-heure entière – laisser parler les autres.

— Ah ! – Strange sourit et secoua la tête. – Non, vous vous êtes sauvée sur une idée fausse. Elle n’est pas mon amie, mais celle de Lord Byron.

— Oh !… – Miss Greysteel s’empourpra légèrement. – Elle m’a paru une jeune personne plutôt agitée.

— Elle n’est pas des plus ravies de la conduite de monsieur le baron. – Strange leva les épaules. – Mais qui l’est ? Elle voulait savoir si j’avais de l’influence sur Sa Seigneurie, et j’ai eu quelque mal à la convaincre qu’il n’existe pas aujourd’hui, pas plus qu’il n’a jamais existé, assez de magie en Angleterre à cet effet.

— Vous êtes offensé.

— Aucunement. Désormais, nous voilà plus proches de cette compréhension mutuelle que vous jugez nécessaire à l’amitié. Acceptez-vous de me serrer la main ?

— Avec la meilleure volonté du monde, répondit-elle.

— Flora ? Monsieur Strange ? appela le Dr Greysteel, s’approchant d’eux à grands pas. Que se passe-t-il ?

Miss Greysteel était un brin confuse. Il était de la plus haute importance pour elle que sa tante et son père aient bonne opinion de Mr Strange. Elle ne voulait pas qu’ils sachent qu’elle l’avait soupçonné d’avoir mal agi. Elle feignit de ne pas avoir entendu la question de son père et se mit à parler avec force de certaines peintures de la Scuola di Giorgio degli Schiavoni qu’elle avait un vif désir d’admirer.

— Ce n’est vraiment pas loin. Nous pourrions y aller maintenant. Vous nous accompagnerez, j’espère ? lança-t-elle à l’adresse de Strange.

Strange lui sourit tristement.

— J’ai du travail qui m’attend.

— Votre livre ? s’enquit le Dr Greysteel.

— Pas aujourd’hui. Je m’efforce de découvrir la magie qui produira un esprit-fée pour me servir d’assistant. J’ai perdu le compte des multiples fois où j’ai tenté l’expérience – et des multiples méthodes utilisées. Et jamais, bien entendu, avec le moindre succès ! Telle est la fâcheuse condition du magicien moderne ! Des charmes qui étaient autrefois considérés comme allant de soi par n’importe quel sorcier mineur d’Angleterre sont aujourd’hui si insaisissables que nous désespérons de jamais les retrouver. Martin Pale avait vingt-huit serviteurs-fées. Je m’estimerais heureux d’en avoir un seul…

— Des fées ? s’exclama tante Greysteel. Mais, de l’avis général, ce sont des créatures malveillantes ! Êtes-vous tout à fait certain, monsieur Strange, que vous souhaitez vous encombrer d’une compagnie aussi embarrassante ?

— Ma chère tante ! s’écria Miss Greysteel. Mr Strange sait ce qu’il fait.

La tante Greysteel était pourtant inquiète ; pour illustrer son point de vue, elle se mit à évoquer une rivière du Derbyshire où elle et le Dr Greysteel avaient grandi. Ce cours d’eau avait été jadis enchanté par des fées, en conséquence de quoi le noble torrent s’était réduit à un aimable ruisseau et, bien que ces faits remontassent à des siècles, la population locale, loin de les avoir oubliés, en était encore indignée. Ses membres parlaient encore des ateliers qu’ils auraient pu ouvrir et des industries qu’ils auraient pu créer si seulement le cours d’eau avait eu assez de débit pour fournir de l’énergie[172].

Strange l’écouta poliment et, quand elle eut fini, il approuva :

— Oui, assurément ! Les fées sont par nature pleines de méchanceté et extrêmement difficiles à contenir. Dussé-je y parvenir, je devrais certainement prendre garde aux fréquentations de mon homme-fée ou de mes fées. – Il jeta un regard à Miss Greysteel. – Cependant, leur pouvoir et leurs connaissances sont tels qu’un magicien ne peut se dispenser de leur aide à la légère… À moins d’être Gilbert Norrell. Toute fée qui a jamais existé possède plus de magie dans la tête, les mains et le cœur que la plus grande bibliothèque de livres de magie qui ait jamais existé ne saurait en contenir[173] !

— Vraiment ? s’étonna la tante Greysteel. Eh bien, voilà qui est remarquable !

Le Dr Greysteel et la tante Greysteel souhaitèrent à Strange de réussir dans sa magie, et Miss Greysteel lui rappela qu’il avait promis de l’accompagner un jour prochain voir un pianoforte qui, avaient-ils ouï dire, était à louer chez un antiquaire installé non loin du Campo San Angelo. Puis les Greysteel vaquèrent aux autres réjouissances de la journée, tandis que Strange regagnait son logis près de Santa Maria Zobenigo.

La plupart des gentlemen anglais qui se rendent de nos jours en Italie composent des poèmes ou des récits de leur voyage, ou encore réalisent des croquis. Les Italiens qui souhaitent louer des gîtes à ces gentlemen seraient bien avisés de leur fournir des chambres où ils puissent s’adonner à ces occupations. Le logeur de Strange, par exemple, avait réservé un réduit sombre tout en haut de sa maison à l’usage de son pensionnaire. Le lieu contenait une vieille table avec quatre griffons sculptés en guise de pieds ; il y avait aussi un fauteuil de capitaine au long cours, un coffre de bois peint tel qu’on pouvait en trouver dans une église et une statue également en bois, haute de deux ou trois pieds, montée sur une colonne. Celle-ci représentait un homme souriant tenant dans la main un objet rond et rouge, qui aurait pu tout aussi bien être une pomme, un pamplemousse ou une balle rouge. On avait du mal à imaginer l’origine de ce monsieur : il était un tantinet trop réjoui pour un saint d’église et pas assez comique pour une enseigne de café.

Strange avait trouvé le coffre humide et moisi ; y renonçant, il avait posé ses livres et ses papiers en tas sur le plancher. Mais il avait trouvé un ami en la statue de bois à laquelle, en travaillant, il adressait sans cesse des commentaires tels que « Quel est ton avis ? », « Doncaster ou Belasis[174] ? Que me suggères-tu ? », « Enfin ? Le vois-tu ? Non ! ». Et même une fois, d’un ton d’extrême exaspération : « Oh ! Tais-toi, veux-tu ? »

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172

La tante Greysteel parle sans doute de la Derwent. Autrefois, alors que John Uskglass était encore un enfant captif du pays des fées, un roi de ce pays prédit que, si Uskglass atteignait l’âge adulte, tous les anciens royaumes des fées s’écrouleraient. Le roi envoya ses serviteurs en Angleterre chercher un couteau de fer pour tuer John. Le couteau fut forgé sur les berges de la Derwent, dont les eaux servirent à refroidir le métal incandescent. La tentative d’assassinat de John Uskglass échoua toutefois, et le roi et son clan furent anéantis par l’enfant magicien. Quand John Uskglass entra en Angleterre et établit son royaume, ses compagnons-fées partirent à la recherche du forgeron. Ils le tuèrent, ainsi que sa famille, détruisirent sa maison et jetèrent des sortilèges sur la Derwent pour la punir de son rôle dans la fabrication du couteau maléfique.

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173

Les vues que Strange exprime à ce stade sont follement optimistes et romantiques. La littérature magique anglaise abonde en exemples de fées dont les pouvoirs étaient limités, ou qui étaient stupides ou ignares.

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174

Jacques Belasis était réputé pour avoir mis au point un excellent sortilège destiné à invoquer les esprits-fées. Malheureusement, l’unique exemplaire du chef-d’œuvre de Belasis, Les Instructions, se trouvait dans la bibliothèque de Hurtfew, et Strange ne l’avait jamais vu. Tout ce qu’il en connaissait se réduisait à de vagues comptes-rendus dans des livres d’histoire postérieurs. L’on doit donc présumer que Strange recréait cette magie et n’avait qu’une idée des plus vagues du but qu’il poursuivait.

Par contraste, le sortilège communément attribué au maître de Doncaster est très connu et apparaît dans nombre d’ouvrages largement disponibles. L’identité du maître de Doncaster demeure inconnue. Son existence se déduit d’une poignée d’allusions, dans les histoires des Argentins, à des magiciens du XIIIe siècle qui acquéraient des sortilèges et des procédés magiques « à la Doncaster ». De plus, il est loin d’être clair que toute la magie attribuée au maître de Doncaster soit l’œuvre d’un seul homme. Cette incertitude a conduit des historiens de la magie à postuler l’existence d’un second magicien, encore plus obscur que le premier, le pseudo-maître de Doncaster. Si, comme il a été prouvé d’une manière convaincante, le maître de Doncaster était en réalité John Uskglass, alors il est logique de supposer que le sort d’invocation a été créé par le pseudo-maître. Il semble en effet hautement improbable que John Uskglass eût eu besoin d’un sort pour invoquer les fées. Sa cour en était remplie, après tout.