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Il y eut un silence. Ou plutôt quelques instants s’écoulèrent, remplis seulement par la respiration de cinquante chats.

Le Dr Greysteel tapota son front moite avec son mouchoir et s’agita sous ses vêtements.

— Nous sommes ici, madame, commença-t-il, à la requête de Mr John McKean de l’Aberdeenshire. Il désire se rappeler à votre souvenir. Il espère que vous allez bien et vous transmet tous ses meilleurs vœux de santé.

Le Dr Greysteel parlait plus fort qu’à l’ordinaire, car il s’était mis à soupçonner que la vieille lady était sourde. Cela n’eut toutefois d’autre effet que de déranger les félins, dont beaucoup se mirent à rôder dans la pièce, en se frottant les uns contre les autres et en jetant des étincelles dans l’air crépusculaire. Un chat noir se laissa tomber de quelque part sur le dossier du siège du Dr Greysteel et évolua sur celui-ci comme sur une corde raide.

Le Dr Greysteel mit un moment pour se ressaisir, puis reprit :

— Pouvons-nous donner des nouvelles de votre santé et de votre situation à Mr McKean, madame ?

La vieille lady restait muette.

Miss Greysteel prit la suite.

— Je suis contente, madame, de vous voir si bien entourée. Vos amis doivent être pour vous un grand réconfort. Ce petit mistigri couleur de miel à vos pieds… Quelle élégante silhouette il a ! Et une façon si délicate de se débarbouiller ! Comment l’appelez-vous ?

La vieille lady ne répondait toujours pas.

Alors, encouragé par un coup d’œil du Dr Greysteel, le petit homme de loi vénitien entreprit de répéter une bonne part de ce qui avait déjà été dit, cette fois-ci en italien. La seule différence, ce fut que la vieille lady ne prit plus la peine de les regarder et fixa sa vue sur un grand chat gris, qui à son tour observa un chat blanc, lequel à son tour contempla la lune.

— Dites-lui que je lui ai apporté son argent, murmura le Dr Greysteel à l’homme de loi. Dites-lui qu’il s’agit d’un présent de la part de John McKean. Dites-lui qu’elle n’a pas à me remercier…

Le Dr Greysteel agita vigoureusement la main, comme si une réputation de bonnes actions et de dons généreux s’apparentait à un moustique ; et qu’il voulût de cette manière en empêcher un de se poser sur lui.

— Monsieur Tosetti, intervint la tante Greysteel, vous n’êtes pas bien. Vous êtes tout pâle, monsieur. Voulez-vous un verre d’eau ? Je suis sûre que Mrs Delgado peut vous procurer un verre d’eau.

— Non, madamina Greysteel, je ne suis pas souffrant. Je suis… – Mr Tosetti promena les yeux autour de la pièce pour trouver le mot qu’il cherchait – inquiet, chuchota-t-il.

— Inquiet ? murmura en retour le Dr Greysteel.

— Ah, signor dottore, quel terrible endroit ! répondit l’autre à voix basse.

Et ses yeux horrifiés errèrent d’abord jusqu’à l’un des chats qui se léchait la patte en vue de se laver le museau, puis se reportèrent sur la vieille lady, comme s’il s’attendait à la voir se livrer à la même activité.

Miss Greysteel murmura que, dans leur souci de se montrer pleins d’égards pour Mrs Delgado, ils étaient venus en trop grand nombre et s’étaient présentés trop soudainement à sa porte. Manifestement, ils étaient les premiers visiteurs qu’elle recevait depuis des années. Était-ce si étonnant que son esprit parût temporairement battre la campagne ? Leur jugement était par trop sévère !

— Oh, Flora ! chuchota à son tour la tante Greysteel. Songez un peu ! Passer des années et des années sans société d’aucune sorte !

Que tous chuchotassent à tour de rôle dans une si petite chambre – car la vieille lady n’était guère à plus de trois pieds d’aucun d’eux – paraissait d’un ridicule extrême au Dr Greysteel ; ne sachant que faire d’autre, il devint plutôt désagréable avec ses compagnons, tant et si bien que sa sœur et sa fille jugèrent préférable de se retirer.

La tante Greysteel insista pour faire de longs et affectueux adieux à la vieille lady, lui promettant de revenir quand elle serait mieux portante – ce qui, espérait la tante Greysteel, ne saurait tarder.

En repassant la porte, ils se retournèrent. À cet instant, un nouveau chat apparut sur le rebord de fenêtre avec quelque chose de raide et de hérissé dans la gueule : une chose remarquablement proche d’un oiseau mort. La vieille lady émit un petit son joyeux et bondit hors de son fauteuil avec une surprenante énergie. Ce son était le plus étrange au monde et n’offrait pas la moindre ressemblance avec la parole humaine. Le Signor Tosetti, en alarme, cria, referma la porte et dissimula à leurs regards quoi que fût ce que la vieille lady s’apprêtait à faire ensuite[175].

53

Une petite souris grise morte

Fin de novembre 1816

Le soir suivant, dans un salon où une mélancolie vénitienne se mêlait à une munificence tout aussi vénitienne d’une manière hautement romantique et satisfaisante, les Greysteel et Strange s’attablèrent pour dîner. Même le sol de marbre, usé et fêlé, avait tous les coloris d’un hiver à Venise. La tête de la tante Greysteel, coiffée de son bonnet blanc immaculé, ressortait sur la porte sombre et imposante qui se dessinait au loin derrière elle. Le linteau en était surmonté de vagues moulures et ne ressemblait rien moins qu’à un monument funéraire drapé d’ombres lugubres. Sur les murs de plâtre apparaissaient de pâles fresques peintes dans des couleurs fantomatiques, toutes à la gloire de quelque ancienne famille autochtone dont le dernier héritier s’était noyé longtemps auparavant. Les propriétaires actuels étaient aussi pauvres que des souris d’église et n’avaient pu restaurer leur palais depuis de nombreuses années. Il pleuvait dehors et, ce qui était plus surprenant, il pleuvait aussi dedans ; d’un coin de la pièce provenait le bruit désagréable de grandes quantités d’eau dégouttant abondamment sur le sol et le mobilier. Les Greysteel n’allaient pas céder à la mélancolie ni se priver d’un très bon dîner pour de telles vétilles. Ils avaient chassé les ténèbres funèbres à grand renfort de chandelles et étouffaient le vacarme des gouttières sous leurs rires et leur bavardage. De manière générale, ils donnaient une gaieté tout anglaise à cette partie du salon où ils étaient installés.

— Je ne comprends pas, dit Strange. Qui s’occupe de la vieille dame ?

— Le monsieur juif, qui m’a l’air d’une âme très charitable, lui assure le logis, répondit le Dr Greysteel. Ses domestiques déposent des plats de nourriture à son intention au bas de l’escalier.

— Mais comment cette pitance lui parvient-elle ? s’écria Miss Greysteel. Nul ne le sait. Le Signor Tosetti croit que ses chats la lui montent.

— Allons donc ! déclara le Dr Geeysteel. Qui a dit que les chats étaient utiles ?

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175

Par la suite, le Signor Tosetti devait confesser aux Greysteel qu’il croyait savoir qui était la vieille lady de Cannaregio. Il avait souvent entendu son histoire en parcourant la ville mais, tant qu’il n’avait pas vu son héroïne de ses yeux, il l’avait tenue pour une fable, un conte destiné à effrayer les esprits jeunes et les naïfs.

Son père était juif, semble-t-il, et sa mère descendait de la moitié des peuples d’Europe. Dans son enfance, elle avait appris plusieurs langues et les parlait toutes à la perfection. Il n’y avait rien qu’elle ne pût maîtriser si elle s’en donnait la peine. Elle apprenait pour le plaisir. À l’âge de seize ans, elle parlait non seulement le français, l’italien et l’allemand, qui font partie des talents courants d’une lady, mais toutes les langues du monde civilisé (et non civilisé). Ainsi, elle parlait l’idiome des Highlands d’Écosse (proche d’un chant). Elle parlait le basque, langue qui laisse rarement une impression dans l’esprit de tout autre peuple, de sorte qu’un homme peut l’entendre aussi souvent et aussi longtemps qu’il le désire sans jamais pouvoir se rappeler ensuite une seule syllabe. Elle assimila même la langue d’un pays inconnu dont certains, avait-on rapporté au Signor Tosetti, croyaient qu’il existait toujours, même si nul au monde ne savait où il se trouvait. (C’était ce qu’on appelait le pays de Galles.)

Elle voyagea dans le monde entier et fut présentée à des rois et à des reines, à des archiducs et à des archiduchesses, à des princes et à des évêques, à des Grafen et à des Grafinen. À chacun de tous ces importants personnages elle s’adressait dans la langue qu’il ou elle avait apprise enfant, et tous proclamèrent sa qualité de prodige. Et elle finit par arriver à Venise.

Cette lady n’avait jamais appris à modérer ses exigences en quoi que ce soit. Son appétit de toutes choses rivalisait avec sa soif de connaissances, et elle avait épousé un homme qui était son semblable. Cette lady et son époux vinrent au Carnavale et ne repartirent plus. Ils jouèrent toute leur fortune dans les Ridóttos, perdirent leur santé dans d’autres plaisirs. Un beau matin où l’aurore teintait de rose et d’argent tous les canaux de Venise, l’époux s’étendit sur les pavés humides des Fundamenta dei Mori et expira. Nul ne put rien pour le sauver. Quant à sa femme, elle eût aussi bien fait de l’imiter, car elle n’avait pas d’argent ni nulle part où aller. Mais les Juifs se souvinrent qu’elle avait quelque droit à leur charité, puisqu’elle était en quelque sorte juive (bien qu’elle ne l’eût jamais reconnu auparavant), ou peut-être compatirent-ils à ses souffrances (car les Juifs avaient beaucoup souffert à Venise). Quoi qu’il en soit, ils l’accueillirent dans le Ghetto. Il existe différentes versions des événements postérieurs, mais toutes s’accordent à dire qu’elle a vécu parmi les Juifs, sans jamais être des leurs. Elle a vécu ensuite dans la solitude par sa faute ou la leur, je l’ignore. Il s’écoula beaucoup de temps sans qu’elle parlât à âme qui vive ; un grand vent de démence s’engouffra en elle et emporta toutes ses langues. Elle oublia l’italien, elle oublia l’anglais, elle oublia le latin, elle oublia le basque, elle oublia le gallois, elle oublia toutes les choses du monde hormis la langue des chats. Et celle-là, prétend-on, elle la parlait encore merveilleusement bien.