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Il récita la formule du charme et, parce que cela paraissait important, retourna aux soins de ses ongles.

Dans les ombres de l’armoire peinte se tenait un personnage en redingote vert tendre – un personnage aux cheveux de la couleur du duvet de chardon, avec un sourire supérieur et amusé peint sur la figure.

Strange était toujours absorbé par ses ongles.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon s’approcha brusquement de l’endroit où Strange se tenait et tendit la main pour tirer les cheveux de Strange. Avant qu’il ait pu terminer son geste, Strange le regarda dans les yeux et s’enquit :

— Vous n’auriez pas par hasard une pincée de tabac à priser, si ?

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon se figea sur place.

— J’ai cherché dans toutes les poches de cette maudite redingote, poursuivit Strange, totalement inconscient de la stupéfaction du gentleman. Point de tabatière. Je ne sais pas à quoi je pensais pour sortir sans la mienne. Je prends en général du Kendal Brown, si vous en avez.

En parlant, il fouilla de nouveau ses poches. Mais il avait oublié le petit bouquet d’os et de sang qui pendait du plafond et, dans sa gesticulation, il le heurta de la tête. Le bouquet se balança en arrière et revint le frapper en plein front.

54

Une petite boîte de la couleur du chagrin

1er et 2 décembre 1816

Une sorte de craquement résonna dans les airs, suivi d’un léger courant d’air et d’un regain de fraîcheur, comme si une odeur de renfermé avait brusquement été chassée de la pièce.

Strange cligna deux ou trois fois les paupières.

Après être revenu à lui, sa première pensée fut que tout son plan minutieux avait marché : voilà que quelqu’un – un garçon-fée, sans le moindre doute – se tenait devant lui. Sa deuxième pensée fut de se demander ce que diable il avait pu faire. Il tira sa montre de gousset pour la consulter ; il s’était écoulé près d’une heure depuis qu’il avait pris la teinture.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il, je sais que ma question doit vous paraître étrange, mais vous ai-je déjà demandé quelque chose ?

— Du tabac à priser, répondit le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Du tabac à priser ?

— Oui, vous m’avez demandé une pincée de tabac à priser.

— Quand ?

— Comment ?

— Quand vous ai-je demandé du tabac à priser ?

— Il y a un instant.

— Ah ! Ah, bon ! Eh bien, inutile de vous mettre en peine. Je n’en ai plus besoin.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon s’inclina.

Strange était conscient que sa confusion se lisait sur son visage. Il se remémora tous les fermes avertissements qu’il avait lus sur le danger qu’il y avait à laisser des membres de cette race astucieuse soupçonner qu’ils en savaient plus que soi. Il masqua donc sa perplexité derrière des regards sarcastiques. Puis, se rappelant qu’il était généralement considéré comme plus périlleux encore de paraître supérieur et de provoquer ainsi l’ire de la fée, il cacha son sarcasme sous un sourire. À la fin, il reprit son air de perplexité.

Il ne remarqua pas que le gentleman était au moins aussi mal à l’aise que lui.

— Je vous ai appelé, reprit-il, car je désire depuis longtemps qu’un représentant de votre race m’apporte son secours pour m’enseigner la magie. – Il avait répété plusieurs fois cette petite déclaration et était content que ses paroles eussent un accent d’assurance et de gravité. Malheureusement, il gâcha tout de suite son effet en ajoutant avec inquiétude : – Vous en ai-je déjà parlé ?

Le gentleman demeura silencieux.

— Je me présente : Jonathan Strange. Peut-être avez-vous entendu parler de moi ? Je suis à un moment de ma carrière des plus intéressants. Il n’est pas exagéré de dire que tout l’avenir de la magie anglaise dépend de mes réalisations au cours des prochains mois. Si vous acceptez de m’aider, votre nom sera aussi célèbre que ceux de Col-Tom-Blue et de maître Witcherley[176] !

— Allons donc ! déclara le gentleman avec dégoût. De vils personnages !

— Vraiment ? s’étonna Strange. Je ne l’eusse point cru. – Il s’empressa de continuer. – Ce sont vos… – Il marqua une hésitation avant de trouver l’expression juste : … aimables prévenances envers le roi d’Angleterre qui ont d’abord attiré mon attention. De tels pouvoirs ! Une telle inventivité ! La magie anglaise manque d’esprit, de nos jours. Elle manque d’ardeur et d’enthousiasme ! Je ne saurais vous répéter combien je suis las des charmes fastidieux utilisés pour résoudre des problèmes tout aussi fastidieux. L’aperçu que j’ai eu de votre magie m’a montré qu’elle était tout à fait différente. Vous pourriez me surprendre. Or j’aspire à être surpris…

Le gentleman leva un parfait sourcil de fée, ne voyant apparemment pas la moindre objection à surprendre Jonathan Strange.

Lequel poursuivit avec agitation :

— Oh ! Et je puis vous assurer sans attendre qu’un vieux Londonien du nom de Norrell – un magicien, si l’on peut dire – sera fou de rage dès qu’il apprendra que vous vous êtes allié avec moi. Il fera tout son possible pour nous contrecarrer. Pourtant, si je puis me permettre, il ne sera pas de taille à se mesurer à moi.

Le gentleman semblait ne plus écouter. Il parcourait la pièce des yeux, reportant ses regards tantôt sur un objet, tantôt sur un autre.

— Y a-t-il ici quelque chose qui vous déplaît ? s’enquit Strange. Je vous prie de m’en faire état, s’il en est ainsi. Votre sensibilité magique est sans doute beaucoup plus fine que la mienne. Mais, même dans mon cas, certains détails peuvent perturber mon talent. Je crois qu’il en va ainsi de tous les magiciens. Une salière de table, un sorbier, un fragment de l’hostie consacrée… Tous ces objets me dérangent incontestablement. Je ne dis pas que je NE puis PAS me livrer à la magie en leur présence, seulement il me faut en tenir compte dans mes sortilèges. S’il y a ici quelque chose qui ne vous sied pas, vous n’avez qu’à me le dire et je serais trop heureux de l’écarter.

Le gentleman le fixa un moment, n’ayant de toute évidence pas la moindre idée de ce dont Strange lui parlait. Puis, soudain, il s’écria :

— Ma sensibilité magique, oui ! Quelle intelligence de votre part ! Ma sensibilité magique est, comme vous l’imaginez, formidable ! Et voilà qu’elle m’informe que vous avez acquis récemment un objet doté d’un grand pouvoir ! Un anneau de désenchantement ? Une urne de visibilité ? Quelque chose de cette nature ? Mes félicitations ! Montrez-moi l’objet et je vous instruirai sur-le-champ sur son histoire et son bon usage !

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176

Col-Tom-Blue était le plus célèbre serviteur de Ralph Stokesey ; maître Witcherley, lui, assistait Martin Pale.