— C’est vraiment assommant ! Les effets de la teinture paraissaient s’être complètement dissipés ! Enfin, grâce à Dieu, je n’ai pas besoin d’en boire davantage. Si ce sylphe refuse de m’assister, je n’aurai tout simplement qu’à trouver le moyen d’en invoquer un autre…
Sortant du passage pour déboucher dans la lumière plus vive du Rio, il vit que les Greysteel avaient trouvé une gondole et que quelqu’un – un gentleman – aidait Miss Greysteel à y monter. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un inconnu, avant de remarquer que ce personnage avait une crinière de cheveux brillants comme du duvet de chardon. Il se précipita à sa rencontre.
— Quelle belle jeune femme ! s’extasiait le gentleman, au moment où la barque s’écartait du quai, les yeux étincelants de vivacité. Et elle danse admirablement, je crois ?
— Si elle danse ? répéta Strange. Je n’en sais rien. Nous devions aller à un bal ensemble à Gênes, mais elle a eu une rage de dents et nous ne sommes pas sortis. Je suis surpris de vous voir, je ne m’attendais pas à ce que vous reveniez avant que je vous rappelle…
— Ah ! j’ai réfléchi à votre proposition de nous adonner à la magie ensemble ! Et je m’aperçois maintenant que ce plan est excellent.
— Je suis content de l’entendre, repartit Strange, réprimant un sourire. Mais dites-moi. Je cherche à vous appeler depuis des semaines. Pourquoi ne pas être venu plus tôt ?
— Oh ! cela s’explique aisément ! déclara le gentleman, qui se lança dans une longue histoire sur un de ses cousins qui était très méchant et très jaloux de ses talents et de ses vertus ; qui exécrait les magiciens anglais et qui s’était ingénié en quelque sorte à dénaturer la magie de Strange afin que le gentleman n’eût vent des invocations que la veille.
Le récit était excessivement compliqué, et Strange n’en crut pas un mot. Cependant, jugeant plus prudent de feindre le contraire, il s’inclina d’un air approbateur.
— Et pour vous montrer combien je suis sensible à l’honneur que vous me faites, acheva le gentleman, je vous accorderai tout ce que vous désirez.
— Tout ? insista Strange avec un regard aiguisé. Et cette offre, si je vous entends bien, a la nature d’un accord contraignant. Pour peu que j’aurai nommé une chose, vous ne pourrez me la refuser ?
— Je ne le souhaiterais même pas !
— Et je puis demander la fortune, le pouvoir sur le monde entier ? Ce genre de chose ?
— Parfaitement ! acquiesça le gentleman d’un air rayonnant.
Il leva les mains pour commencer.
— Eh bien, il ne me faut rien de cela. Ce qu’il me faut surtout, ce sont des renseignements. Qui était le dernier magicien anglais à qui vous ayez eu affaire ?
Un instant de silence.
— Oh, vous ne voulez pas en entendre parler ! déclara le gentleman. Je vous assure que c’est très ennuyeux. Tenez, allez ! Il doit bien y avoir quelque chose que vous désirez par-dessus tout ? Un royaume à vous ? Une ravissante compagne ? La princesse Pauline Borghese est une femme des plus délicieuses et je peux vous l’avoir ici en un clin d’œil !
Strange ouvrit la bouche pour parler, puis resta muet un instant.
— Pauline Borghese, vous dites ? J’ai vu un portrait d’elle à Paris[177] – puis, se ressaisissant, il poursuivit : Ce n’est pas là ce qui m’intéresse pour le moment. Entretenez-moi plutôt de magie. Comment m’y prendre pour me transformer en ours ? Ou en renard ? Comment s’appellent donc les trois rivières magiques qui coulent dans le royaume d’Agrace[178] ? Ralph Stokesey croyait que ces rivières influaient sur les événements d’Angleterre. Est-ce vrai ? Le Langage des oiseaux mentionne un groupe de sofas qu’on jette en manipulant des couleurs. Pouvez-vous m’en apprendre plus ? Que représentent les palets des Doncaster Squares[179] ?
Le gentleman leva les mains en un geste de surprise feinte.
— Tant de questions !
Il rit, mais son rire, manifestement censé être joyeux, insouciant, sonnait faux.
— Voyons, donnez-moi la réponse à l’une d’elles. Celle de votre choix.
Le gentleman se borna à sourire aimablement.
Strange le fixa avec un ennui non déguisé. Apparemment, son offre ne s’étendait pas aux connaissances, seulement aux objets.
« Si je voulais me faire un cadeau, songea Strange, j’irais me l’acheter ! Si je voulais voir Pauline Borghese, j’irais tout simplement lui présenter mes hommages. Je n’ai nul besoin de magie pour cela ! Comment diable je… » Une pensée le frappa. À haute voix, il continua :
— Apportez-moi quelque chose que vous avez gagné dans vos dernières transactions avec un magicien anglais !
— Comment ? protesta le gentleman, ahuri. Non, vous ne voulez pas cela ! C’est sans valeur, absolument sans aucune valeur ! Réfléchissez encore !
Visiblement, il était très troublé par la requête de Strange, même si ce dernier n’eût su expliquer la raison de cet état de fait. « Le magicien lui a peut-être donné un objet précieux, songeait-il, et il répugne à s’en séparer. Peu importe. Une fois que j’aurai vu ce que c’est et que j’en aurai tiré tous les enseignements possibles, je le lui rendrai. Cela devrait le convaincre de mes bonnes intentions. »
Il eut un sourire poli.
— Un accord contraignant, c’est ce que vous disiez, je crois ? Quoi que ce soit, je l’attends au plus tard dans la soirée !
À huit heures, il dînait avec les Greysteel, dans leur lugubre salle à manger.
Miss Greysteel le questionna sur Lord Byron.
— Oh ! répondit Strange. Il n’a aucunement l’intention de rentrer en Angleterre. Il peut écrire ses poèmes partout. Alors que, dans mon cas, la magie anglaise a été façonnée par l’Angleterre… Tout comme l’Angleterre a été façonnée par la magie. Les deux vont ensemble. Elles sont inséparables.
— Vous voulez dire, reprit Miss Greysteel, fronçant légèrement les sourcils, que les esprits anglais, l’histoire d’Angleterre et ainsi de suite ont été façonnés par la magie. Vous parlez par métaphores.
— Non, je parlais au sens littéral. Cette cité, par exemple, a été construite selon la manière commune…
— Oh ! l’interrompit le Dr Greysteel en riant. Voilà bien un magicien ! Cette légère pointe de mépris quand il parle de choses réalisées selon la manière commune !
— Dans mon esprit, je ne voulais pas me montrer irrévencieux. Je vous assure que je fais le plus grand cas des choses réalisées selon la manière commune. Non, mon propos était simplement que les frontières d’Angleterre, sa forme même, ont été déterminées par la magie.
Le Dr Greysteel fit la moue.
— Je ne suis pas certain de ce que vous avancez. Donnez-moi un exemple.
— Très bien. Jadis, sur la côte du Yorkshire, les citoyens d’une très belle ville se demandaient comment il se faisait que leur roi, John Uskglass, dût exiger des impôts d’eux. Un si grand magicien, discutaient-ils, pouvait certainement faire apparaître dans les airs tout l’or qu’il voulait. Certes, il n’y a aucun mal à s’interroger. Ces farauds ne s’en tinrent toutefois pas là. Ils refusèrent d’acquitter leur dû et se mirent à comploter avec les ennemis du roi. Un homme est plus avisé de mûrement réfléchir avant de se quereller avec un magicien, bien plus encore avec un roi ! Et quand ces deux qualités se combinent en un seul personnage, eh bien, les périls sont multipliés par cent. D’abord, un grand aquilon se leva et souffla sur la ville. À peine toucha-t-il les bêtes, voilà que celles-ci vieillirent puis trépassèrent… Vaches, cochons, volaille et moutons, chats et chiens. Dès qu’il s’abattit sur la ville, les maisons se délabrèrent sous les yeux de leurs malheureux propriétaires. Les outils se brisèrent, les pots volèrent en éclats, le bois se gondola et se fendit, la brique et la pierre tombèrent en poussière. Les sculptures de l’église se patinèrent comme sous l’effet du très grand âge, jusqu’à ce que, raconte-t-on, la face de la moindre statue semblât hurler. Le vent déchaîna la mer, qui prit des formes étranges et menaçantes. Les habitants, très sagement, se mirent à fuir et, dès qu’ils eurent atteint les hauteurs, ils se retournèrent juste à temps pour voir les restes de leur cité glisser lentement sous les flots gris et glacés.
177
Cette dame, la plus belle et la plus passionnée des sœurs de Napoléon Bonaparte, était encline à prendre des amants et à poser nue pour des sculpteurs.
178
Agrace est parfois le nom donné au troisième royaume de John Uskglass. On pensait que ce royaume s’étendait de l’autre côté de l’enfer.