Le Dr Greysteel sourit.
— Quels que soient les gouvernements – Whigs, Torys, empereurs ou magiciens –, ils voient tous d’un très mauvais œil que le peuple ne paie pas ses impôts. Allez-vous inclure ces légendes dans votre prochain livre ?
— Oh, assurément ! Je ne suis pas de ces auteurs parcimonieux qui pèsent leurs mots au quart d’once près. Sur la paternité littéraire, j’ai des notions très libérales. Quiconque est disposé à payer sa guinée à Mr Murray s’apercevra que j’ai grand ouvert les portes de ma réserve et que toute ma science est à vendre. Mes lecteurs peuvent entrer et faire leur choix à loisir.
Miss Greysteel accorda à la saga de John Uskglass une ou deux minutes de considération respectueuse.
— Sans doute a-t-il été provoqué, déclara-t-elle à la fin, néanmoins sa réaction était celle d’un tyran.
Quelque part dans les ombres, des bruits de pas se rapprochèrent.
— Qu’est-ce donc, Frank ? demanda le Dr Greysteel.
Frank, le domestique du Dr Greysteel, sortit de l’obscurité.
— Nous avons trouvé un pli joint à une petite boîte, monsieur. Les deux sont destinés à Mr Strange.
Frank paraissait inquiet.
— Voyons, ne reste pas là à bayer aux corneilles. Voici Mr Strange, juste à ton côté. Donne-lui sa lettre et sa petite boîte.
L’expression et l’attitude de Frank montraient qu’il luttait contre un grand sentiment de perplexité. Son froncement de sourcils donnait à entendre qu’il croyait être complètement dépassé. Il tenta un dernier effort pour transmettre sa contrariété à son maître.
— Nous avons trouvé le pli et la petite boîte par terre, juste à l’intérieur de la porte, monsieur, mais celle-ci était fermée à clé et au verrou !
— On a dû tirer le verrou et tourner la clé, Frank. Ne fais pas tant de mystères, le sermonna le Dr Greysteel.
Frank remit donc le pli et la boîte à Strange et disparut de nouveau dans les ténèbres, en bougonnant et en demandant aux chaises et aux dessertes qu’il heurtait au passage pour quelle souche elles le prenaient.
La tante Greysteel se pencha en avant pour prier Mr Strange de ne pas faire de cérémonies ; il était en bonne compagnie et devait lire sa lettre sans façon. C’était très aimable de sa part, bien qu’un tantinet superflu, car Strange, qui avait décacheté sa lettre, la lisait déjà.
— Oh, ma tante ! s’écria Miss Greysteel, en ramassant la petite boîte que Frank avait posée sur la table. Regardez comme elle est belle !
Petite, rectangulaire, la boîte était apparemment en argent et porcelaine. Elle était d’une délicate teinte de bleu, enfin pas exactement de bleu, plutôt de lilas, enfin pas exactement lilas non plus, étant donné qu’elle contenait une touche de gris dedans. Pour être plus précis, elle était de la couleur du chagrin. Heureusement, ni Miss Greysteel ni la tante Greysteel n’avaient jamais souvent ressenti de chagrin, aussi ne reconnurent-elles pas sa couleur.
— Elle est vraiment ravissante, s’extasia la tante. Est-elle italienne, monsieur Strange ?
— Hum ? fit Strange, levant les yeux. Je n’en sais rien.
— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur ? s’enquit la tante Greysteel.
— Oui, je crois, répondit Miss Greysteel, s’apprêtant à l’ouvrir.
— Flora ! tonna le Dr Greysteel, avec un sévère signe de tête à l’adresse de sa fille.
Il subodorait que la boîte était un cadeau que Strange réservait à Flora. Cette idée lui plaisait peu, mais le Dr Greysteel ne s’estimait guère compétent pour juger les sortes de frasques qu’un homme tel que Strange – un homme du monde, au goût du jour – pouvait se croire permises.
Le nez toujours plongé dans sa lettre, Strange ne vit ni n’entendit rien. Il prit à son tour la petite boîte et l’ouvrit.
— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur, monsieur Strange ? répéta la tante Greysteel.
Strange referma vite la boîte.
— Non, madame, rien du tout.
Il glissa la boîte dans sa poche, puis sonna d’urgence Frank pour lui demander un verre d’eau.
Il quitta les Greysteel très tôt après dîner et se rendit directement au café au coin de la Calle de la Cortesia. Le premier aperçu du contenu de la boîte l’avait beaucoup choqué, et il n’avait nul désir de se trouver seul quand il la rouvrirait.
Le garçon lui apporta son cognac. Il en but une gorgée, puis rouvrit la boîte.
Au début, il crut que le garçon-fée lui avait envoyé le moulage d’un petit doigt blanc amputé, réalisé en cire ou en quelque autre matière similaire et très voisine. Celui-ci était si pâle, si exsangue, qu’il en semblait presque teinté de vert, avec une touche de rose dans la cuticule de l’ongle. Strange s’étonna que quelqu’un se fût donné tant de peine pour produire un objet aussi horrible.
Mais dès l’instant où il l’eut touché il comprit qu’il n’avait pas affaire à de la cire. La chose était froide, glacée même, pourtant la peau bougeait d’une façon identique à celle qui recouvrait son propre doigt, et les muscles étaient perceptibles dessous, au toucher comme à la vue. Il s’agissait, sans aucun doute, d’un doigt humain. À sa taille, Strange estima que c’était probablement un doigt d’enfant, ou l’auriculaire d’une femme aux mains très fines.
Pourquoi le magicien lui donnerait-il donc un doigt ? s’interrogea-t-il. Peut-être était-ce le doigt du magicien ? « Je ne vois pas comment cela serait possible, à moins que le magicien ne soit un enfant ou une femme. » Il lui revint en mémoire qu’il avait entendu jadis quelque chose sur un doigt, sans pouvoir se le rappeler. Assez curieusement, bien qu’il ne se souvînt pas de ce qu’on lui avait raconté, il croyait se rappeler qui le lui avait raconté. Drawlight. «… Ce qui explique pourquoi je n’y ai guère prêté attention. Mais pourquoi Drawlight eût-il parlé de magie ? Il n’y connaissait rien et s’en souciait encore moins. »
Il but un peu plus de cognac. « Je croyais que si j’avais une fée pour tout m’expliquer, les mystères s’éclairciraient. Au contraire je me retrouve avec un nouveau mystère ! »
Il se mit à méditer les diverses histoires dont il avait ouï dire concernant les grands magiciens anglais et leurs serviteurs-fées. Martin Pale avec maître Witcherley, maître Fallowthought et tous les autres. Thomas Godbless avec Dick-come-Tuesday, Meraud avec Coleman Gray et, les plus célèbres de tous, Ralph Stokesey et Col-Tom-Blue.
La première fois que Stokesey le vit, Col-Tom-Blue était un individu farouche, rebelle – le dernier garçon-fée au monde à s’allier à un magicien anglais. Stokesey avait donc suivi Col-Tom-Blue dans le monde des fées jusqu’à son château personnel[180], était allé de-ci de-là de manière invisible et avait fait nombre de découvertes intéressantes[181]. Strange n’avait pas la naïveté de croire que le conte tel qu’il avait été transmis aux enfants et aux historiens de la magie était un récit exact des événements. « Pourtant il y a probablement de la vérité là-dedans, songea-t-il. Stokesey est peut-être parvenu à pénétrer dans le château de Col-Tom-Blue, et cette prouesse a prouvé à celui-ci qu’il était un magicien avec lequel il fallait compter. Il n’y a aucune raison que je ne puisse être capable d’en faire autant. Après tout, ce garçon-fée ne sait rien de mes talents et de mes faits d’armes. Si je lui rendais une visite inopinée, cela lui prouverait l’étendue de mes pouvoirs. »
180
181
Stokesey manda Col-Tom-Blue dans sa maison d’Exeter. Après que le garçon-fée eut refusé pour la troisième fois de le servir, Stokesey se rendit invisible et suivit Col-Tom-Blue hors de la ville. Ce dernier prit une route féerique et atteignit rapidement un lieu qui n’était pas l’Angleterre. Une colline basse, brune, se dressait près d’une mare d’eau stagnante. En réponse à un ordre de Col-Tom-Blue, une porte s’ouvrit dans le flanc de colline et il entra. Stokesey lui emboîta le pas.
Au centre de la colline, Stokesey découvrit une salle enchantée où tout le monde dansait. Il attendit qu’une des danseuses s’approchât. Puis il fit rouler une pomme magique dans sa direction et elle la ramassa. Naturellement, c’était la plus belle et la plus exquise pomme de tous les mondes jamais existants. Dès que la fée l’eut croquée, elle ne désirait rien tant qu’une autre exactement pareille à la première. Elle se retourna, mais ne vit personne. « Qui m’a envoyé cette pomme ? s’enquit-elle. – Le vent d’est », murmura Stokesey. La nuit suivante, Stokesey suivit de nouveau Col-Tom-Blue sous la colline. Il observa les danseuses et fit rouler une nouvelle pomme vers la femme. Quand elle redemanda qui la lui avait envoyée, il répondit que c’était le vent d’est. Le troisième soir, il garda la pomme dans sa main. La fée quitta les autres danseuses et promena ses regards autour d’elle. « Vent d’est ! vent d’est ! chuchota-t-elle. Où est ma pomme ? – Dis-moi seulement où Col-Tom-Blue dort, murmura Stokesey, et je te donnerai la pomme. » Alors elle le lui dit : au plus profond de la terre, sur le bord le plus au nord du
Les soirs suivants, Stokesey se fit passer pour le vent d’ouest, le vent du nord et le vent du sud, et utilisa ses pommes pour convaincre les autres habitants de la butte de le renseigner sur Col-Tom-Blue. D’un berger, il apprit quels animaux gardaient Col-Tom-Blue pendant son sommeil : une truie sauvage et un bouc encore plus sauvage. De la nourrice de Col-Tom-Blue, il sut ce qu’il tenait à la main pendant son sommeil : un caillou important et très particulier. Et d’un garçon de cuisine, il connut les trois mots que Col-Tom-Blue prononçait tous les matins à son réveil.
Par ce subterfuge, Stokesey en apprit assez sur Col-Tom-Blue pour avoir barre sur lui. Cependant, avant qu’il pût mettre à profit ses nouvelles connaissances, Col-Tom-Blue vint le trouver pour lui assurer qu’il avait réfléchi : il pensait qu’il lui plairait de servir Stokesey, après tout.
Voilà ce qui s’était passé : Col-Tom-Blue avait découvert que le vent d’est, le vent d’ouest, le vent du nord et le vent du sud avaient tous posé des questions à son sujet. Bien qu’il n’eût aucune idée de ce qu’il pouvait avoir fait pour offenser ces importants personnages, il en avait conçu de sérieuses alarmes. Une alliance avec un éminent et puissant magicien anglais semblait soudain beaucoup plus attrayante.