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Il repensa à ce jour brumeux et neigeux à Windsor, où lui et le roi avaient failli pénétrer par hasard dans le monde des fées, attirés par la magie du gentleman. Il revoyait le bois et les petites lumières qui lui avaient évoqué une vieille maison. Les routes du roi pouvaient certainement l’y conduire ; toutefois – en dehors de sa promesse à Arabella – il n’avait aucune envie de retrouver le gentleman par un procédé de magie qu’il avait déjà utilisé. Il voulait que cette rencontre eût quelque chose de neuf et de saisissant. La prochaine fois qu’il verrait le gentleman, il voulait être empli de l’assurance et de l’ivresse qu’un nouveau charme couronné de succès lui procurait toujours.

« Le monde des fées n’est jamais très loin, se dit-il, et il y a mille moyens d’y parvenir. Je devrais pouvoir en découvrir un, tout de même ! »

Il existait un sort de sa connaissance capable d’ouvrir un chemin entre deux êtres nommés par un magicien. Il s’agissait d’un ancien sort – assez proche de la magie féerique. Les chemins qu’il ouvrirait franchiraient assurément les frontières entre les mondes. Strange ne l’avait jamais utilisé et n’avait aucune idée de l’aspect de ce chemin, ni de ce qui l’y attendait s’il s’y engageait. Il était pourtant persuadé de ne pas échouer. Il marmonna les paroles rituelles, ébaucha quelques gestes et se nomma, lui ainsi que le gentleman, comme les deux êtres entre qui le chemin devait être tracé.

Il sentit un changement, fréquent au commencement de la magie. Apparemment, une porte invisible s’était ouverte puis refermée, le laissant de l’autre côté. Ou alors les constructions de la cité avaient pivoté et tout regardait désormais dans une autre direction. La magie avait vraisemblablement marché à la perfection – il s’était sûrement passé quelque chose – toutefois il ne pouvait en voir le résultat. Il réfléchit à la marche à suivre.

— Ce n’est probablement qu’une affaire de perception – et je sais comment y remédier. – Il marqua un silence. – C’est vexant ! Je préférerais de beaucoup ne pas en abuser, il y a néanmoins peu de chances qu’une prise supplémentaire me fasse du mal…

Il plongea la main dans l’intérieur de sa redingote et en tira la teinture de folie. Le garçon lui apporta un verre d’eau ; avec précaution, Strange y versa une unique petite goutte. Il but son verre d’un trait.

En regardant autour de lui, Strange remarqua pour la première fois le trait de lumière scintillante qui commençait à ses pieds, traversait le sol carrelé de la salle de café et indiquait la sortie ; il ressemblait à ces traits que lui-même avait souvent fait apparaître à la surface de l’eau du plat d’argent. Notre ami s’avisa que le phénomène disparaissait s’il l’observait de face. En revanche, s’il le lorgnait du coin de l’œil, il le voyait très bien.

Il régla sa note et ressortit dans la rue.

— Eh bien, s’exclama-t-il, voilà qui est vraiment remarquable !

55

Le second verra son bien le plus cher entre les mains de son ennemi

Nuit du 2 au 3 décembre 1816

Le destin qui avait toujours menacé la cité de Venise parut la frapper dans l’instant ; au lieu d’être engloutie sous les eaux, toutefois, elle était noyée sous les frondaisons. Des arbres sombres et spectraux envahissaient en effet les passages et les places, comblaient les canaux. Les murs n’étaient pas un obstacle pour eux. Leurs branches transperçaient la pierre et le verre. Leurs racines s’enfonçaient profondément sous les dalles. Les statues et les colonnes étaient recouvertes de lierre. Soudain tout était – aux sens de Strange, en tout cas – beaucoup plus silencieux et plus obscur. Des guirlandes de gui masquaient les lampes et les chandelles, et l’épaisse voûte des feuillages bouchait la vue de la lune.

Aucun des habitants de Venise, cependant, n’avait apparemment remarqué le moindre changement. Strange avait souvent lu que les hommes comme les femmes pouvaient être allègrement indifférents à la magie ambiante ; en revanche, il n’en avait jamais vu d’exemple. Un apprenti boulanger portait un plateau de pains sur sa tête. Sous les yeux de Strange, le garçon fit soigneusement le tour de tous les arbres dont il ignorait la présence, se baissant subitement dans tous les sens afin d’éviter des branchages qui lui auraient crevé un œil. Un monsieur et une dame, parés de capes et de masques pour le bal ou le Ridótto, descendaient ensemble la Salizzada San Moisè, bras dessus bras dessous, joue contre joue, en chuchotant. Un gros arbre leur barrait le chemin. Ils se séparèrent on ne peut plus naturellement, passant de part et d’autre du tronc, et se redonnèrent ensuite le bras.

Strange suivit son trait de lumière scintillante dans une ruelle qui le mena aux quais. Les futaies continuaient là où la cité s’arrêtait, et le trait lumineux s’enfonçait entre les arbres.

L’idée d’entrer dans la mer ne le séduisait guère. À Venise, il n’existe pas de plage en pente douce pour vous conduire pouce après pouce jusqu’à l’eau ; le monde de pierre de la cité finit aux quais, où commence immédiatement l’Adriatique.

S’il ne connaissait pas la profondeur de l’eau à cet endroit, Strange était à peu près certain qu’elle était assez profonde pour se noyer. Son seul espoir était que le sentier lumineux qui l’entraînait à travers bois lui éviterait aussi la noyade.

Pourtant, cela flattait sa vanité de penser combien il était mieux préparé à cette aventure que Norrell. « On n’aurait jamais pu le convaincre d’entrer dans la mer. Il déteste être mouillé. Qui a dit qu’il fallait à un magicien la subtilité d’un jésuite, l’audace d’un soldat et la présence d’esprit d’un malandrin ? Je crois que cela se voulait une insulte, mais il y a quelque vérité là-dedans. »

Il se détacha du quai.

Aussitôt la mer devint plus éthérée et plus onirique, et les bois se firent plus massifs. Les flots ne tardèrent pas à se réduire à un léger miroitement argenté entre les fûts sombres et à une odeur d’air marin mêlée aux habituelles senteurs nocturnes d’une forêt.

« Je suis le premier magicien anglais à entrer dans le monde des fées en près de trois cents ans », songea Strange[182]. Cette pensée le ravissait infiniment, et il regrettait que personne ne pût témoigner de sa stupéfaction devant pareil exploit. Il comprit combien il était las des livres et du silence, combien il se languissait des temps où la qualité de magicien signifiait des incursions en des lieux inconnus d’aucun Anglais. Pour la première fois depuis Waterloo, il agissait vraiment. Puis il lui vint à l’esprit que, au lieu de se féliciter, il devrait regarder autour de lui pour voir s’il n’y avait pas quelque enseignement à tirer de la situation. Il s’appliqua à étudier son environnement.

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182

Le dernier magicien anglais à entrer dans le monde des fées avant Strange était le Dr Martin Pale. Il y fit plusieurs voyages. Le dernier datait probablement des années 1550.