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Le bois n’était pas tout à fait un bois anglais, tout en y ressemblant beaucoup. Les arbres étaient un brin trop anciens, un brin trop majestueux, et leurs formes un brin trop fantastiques. Strange avait la nette impression qu’ils avaient des personnalités bien distinctes, avec des amours, des haines et des désirs qui leur étaient propres. Ils avaient l’air accoutumés à être traités sur un pied d’égalité avec les hommes et les femmes, et de s’attendre à ce qu’on les consultât sur les matières les concernant.

« Tout est exactement comme je l’avais prévu, et cela devrait me servir d’avertissement sur la différence existant entre ce monde et le mien. Les hôtes de ces bois ne vont pas manquer de m’interroger, ils voudront me leurrer. » Il se mit à imaginer les sortes des questions qu’ils pourraient lui poser et à préparer un choix de réponses astucieuses. Il n’éprouvait aucune peur ; un dragon pouvait apparaître, peu importait ! Il était allé si loin pendant ces deux derniers jours qu’il avait le sentiment que rien n’était hors de sa portée s’il s’en donnait la peine.

Après une vingtaine de minutes de marche, le trait scintillant le conduisit jusqu’au manoir. Il le reconnut sur-le-champ ; son image avait été si claire et si nette devant lui, ce jour-là, à Windsor. Et pourtant, il était différent. À Windsor, il lui avait semblé lumineux et accueillant. À présent, Strange était frappé par son aspect de misère et de désolation. Les croisées étaient nombreuses mais très petites, et la plupart obscures. Les bâtiments étaient bien plus grands que dans son souvenir – beaucoup plus vastes que tout logis terrestre. « Le tzar de Russie possède peut-être une maison aussi imposante que celle-ci, songea-t-il, ou le pape à Rome. Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais aventuré en ces lieux. »

Le manoir était entouré d’un haut mur d’enceinte, au pied duquel le trait scintillant s’arrêta. Strange n’apercevait aucune ouverture. Il marmonna alors le sort de Révélation d’Ormskirk, suivi immédiatement du Bouclier de Taillemache, charme destiné à assurer un passage sûr dans les séjours enchantés. Sa chance ne l’abandonnait pas : une petite poterne apparut. Il la franchit et se retrouva dans une large cour grise, jonchée d’ossements blanchâtres luisant à la lumière des étoiles. Des squelettes portaient des armures rouillées ; les armes qui avaient terrassé les chevaliers étaient encore enchevêtrées dans leurs côtes ou saillaient d’une orbite.

Strange avait vu les champs de bataille de Badajoz et de Waterloo ; il n’allait pas se laisser émouvoir par quelques antiques squelettes. Toutefois, ce n’était pas sans intérêt. Désormais, il se sentait vraiment dans le monde des fées.

Malgré le délabrement du manoir, il soupçonnait fortement que son apparence relevait de la magie. Il réessaya la Révélation d’Ormskirk. Immédiatement, le manoir tournoya et se transforma. Strange vit qu’il n’était que partiellement construit en pierre. Ce qui avait paru être des murs, des contreforts et des tours révéla alors sa nature de grand tertre de terre. De versant de colline, en fait.

« C’est un brugh ! » pensa-t-il avec exaltation.

Il passa sous une porte basse, puis déboucha immédiatement dans une immense salle, remplie de gens qui dansaient. Si les danseurs étaient parés des toilettes les plus belles qu’on pût imaginer, la salle était dans un état pitoyable. À une extrémité, en effet, une partie d’un mur s’était écroulée et ne formait plus qu’un tas de gravats. Le mobilier était rare et misérable, les chandelles de très médiocre qualité, et seuls un violoniste et un cornemuseur animaient le bal.

Nul ne prêtait la moindre attention à Strange, aussi se posta-t-il au milieu du monde agglutiné près du mur pour observer la danse. À maints égards, le divertissement en cours lui était moins étranger que, disons, une conversazione[183] vénitienne. Les manières des hôtes semblaient anglaises, et le bal en soi lui rappelait les danses folkloriques goûtées des dames et des messieurs, de Newcastle à Penzance, tout au long des semaines de l’année.

Il lui traversa l’esprit qu’il avait beaucoup aimé les sauteries, et Arabella aussi. Après la guerre d’Espagne, pourtant, il avait à peine dansé avec elle. Ou avec aucune autre. Où qu’il se rendît à Londres – que ce fût dans une salle de bal ou au siège du gouvernement –, il avait toujours rencontré trop d’interlocuteurs avec qui parler magie. Il se demanda si Arabella avait dansé avec d’autres cavaliers. Il se demanda même s’il l’avait jamais questionnée sur ce sujet. « Si j’ai songé à le faire, songea-t-il avec un soupir, je n’ai apparemment pas écouté sa réponse… Je n’en ai aucun souvenir. »

— Grand Dieu, monsieur ! Que faites-vous ici ?

Strange se retourna pour voir qui lui avait parlé. À coup sûr, il n’était pas du tout préparé à ce que la première personne qu’il devait rencontrer ce soir-là fût le majordome de Sir Walter Pole. Il ne parvenait pas à se rappeler le nom du gaillard, bien qu’il l’eût entendu cent fois dans la bouche de Sir Walter. Simon ? Samuel ?

L’homme saisit Strange par le bras et le secoua. Il paraissait dans tous ses états.

— Pour l’amour du ciel, monsieur, que faites-vous donc ici ? Ne savez-vous point qu’il vous exècre ?

Strange ouvrait la bouche pour lui décocher une de ses brillantes ripostes, quand il hésita. Qui l’exécrait ? Norrell ?

Le majordome fut entraîné dans le savant enchaînement des pas. Strange le chercha de nouveau des yeux, puis l’aperçut à l’autre bout de la salle, il jetait à Strange des regards furieux, fâché qu’il ne partît pas.

« Quelle originalité ! se dit Strange. Et pourtant ils en sont capables. Ils sont tout à fait capables de ce à quoi l’on s’attend le moins. Sans doute n’est-ce pas le majordome de Pole. Sans doute n’est-ce qu’un garçon-fée avec un air de famille. Ou une illusion magique. » Et de se retourner, à l’affût de son propre garçon-fée.

— Stephen ! Stephen !

— Je suis là, monsieur !

Faisant volte-face, Stephen trouva à son côté le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Le magicien est parmi nous ! Oui, parmi nous ! Que peut-il vouloir ?

— Je l’ignore, monsieur.

— Oh ! Il est venu jusqu’ici pour me détruire, je le sais !

Stephen était stupéfait. Depuis longtemps il s’imaginait que le gentleman était à l’abri de tout préjudice. Le voilà pourtant aux extrémités de l’inquiétude et de la frayeur !

— Pourquoi voudrait-il cela, monsieur ? objecta Stephen d’un ton apaisant. Je trouve plus vraisemblable qu’il soit venu jusqu’ici pour sauver… ramener sa femme à la maison. Nous devrions peut-être libérer Mrs Strange de son enchantement et lui permettre de rentrer chez elle avec son époux. Et Lady Pole aussi. Laissez Mrs Strange et Lady Pole retourner en Angleterre avec le magicien, monsieur. Je suis certain que cette décision suffira à adoucir ses sentiments envers vous. Je suis certain de parvenir à l’en convaincre.

— Comment ? Que me chantez-vous ? Mrs Strange ? Non et non, Stephen ! Vous vous méprenez ! Pour sûr ! Il n’a même pas parlé de notre chère Mrs Strange. Vous et moi, Stephen, savons apprécier la société d’une telle femme. Lui, nenni ! Il l’a oubliée. Il a une nouvelle dulcinée pour l’heure… Une ravissante jeune femme dont l’exquise présence, je l’espère, donnera un jour un nouveau lustre à nos bals ! Il n’y a rien d’aussi volage qu’un Anglais ! Oh, vous pouvez me croire ! Il est venu pour me détruire ! Dès le moment où il m’a demandé le petit doigt de Lady Pole, j’ai su qu’il était beaucoup, beaucoup plus intelligent que je ne l’avais cru jusque-là. Conseillez-moi, Stephen, vous qui vivez au milieu des Anglais depuis des années. Que devrais-je faire ? Comment me protéger ? Comment puis-je punir pareille malice ?

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« Fête italienne. »