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Stephen luttait pour garder les idées claires malgré toute la lenteur et la pesanteur de son enchantement. Une grande crise l’attendait, il en était sûr. Jamais auparavant le gentleman n’avait réclamé aussi ouvertement son aide ! Il devrait pouvoir tourner la situation à son avantage. Mais comment ? Il savait de longue expérience qu’aucune des humeurs du gentleman ne durait bien longtemps ; il était l’être le plus mercuriel au monde. Le moindre mot pouvait transformer ses craintes en une fureur et une haine effroyables. Si Stephen commettait un écart de langage, alors, loin de se libérer, lui et les autres, il risquait de pousser le gentleman à les détruire tous. Il parcourut la salle du regard, en quête d’inspiration.

— Que dois-je faire, Stephen ? gémit le gentleman. Que faire ?

Quelque chose tira l’œil de Stephen. Sous une voûte noire se tenait une silhouette familière : une fée qui portait habituellement un voile noir descendant du sommet de sa tête aux extrémités de ses doigts. Sans jamais se joindre aux danseurs, elle évoluait, moitié marchant, moitié flottant, parmi les danseurs et les spectateurs. Stephen ne l’avait jamais entendue parler à quiconque ; une légère odeur de cimetière, de terre et d’ossuaire suivait son passage. Il ne pouvait jamais poser les yeux sur elle sans ressentir un frisson de terreur. Était-elle méchante, maudite ou les deux ? il n’eût su le dire.

— Il est des êtres ici-bas pour qui la vie n’est qu’un fardeau, commença-t-il. Un voile noir les sépare du monde. Ils sont complètement solitaires. Pareils aux ombres de la nuit, ils sont coupés de la joie, de l’amour et de toutes les aimables émotions humaines, incapables de se réconforter mutuellement. Leurs jours sont emplis de ténèbres, de misère et de solitude. Vous voyez qui j’entends par là, monsieur. Je… Je ne parle pas de tort. – Le gentleman le fixait avec une farouche intensité. – Cependant, je suis convaincu que nous pouvons détourner le courroux du magicien de votre personne, si vous voulez bien seulement libérer…

— Ah ! s’exclama le gentleman, dont les yeux s’élargirent sous l’effet de la compréhension.

Il leva la main pour faire signe à Stephen de se taire. Ce dernier crut être allé trop loin.

— Pardonnez-moi, murmura-t-il.

— Vous pardonner ? répéta le gentleman d’un ton surpris. Voyons, il n’y a rien à pardonner ! Depuis des siècles personne ne m’a parlé avec autant de franchise, et cela vous honore ! Emplis de ténèbres, oui ! De ténèbres, de misère et de solitude !

Il pivota sur ses talons et s’éloigna dans la foule.

Strange se divertissait grandement. Les contradictions surnaturelles du bal ne le dérangeaient pas le moins du monde ; elles correspondaient à ce à quoi il se serait attendu. Malgré sa pauvreté, la grande salle était encore pour une part une illusion. Son œil de magicien perçut qu’au moins une partie de celle-ci était située sous terre.

Un peu plus loin, une fée l’observait attentivement. Vêtue d’une robe de la couleur d’un coucher de soleil hivernal, elle agitait un délicat éventail, tout étincelant de ce qui eût pu être des perles de cristal, mais qui évoquait plutôt du givre sur des feuilles ou les fragiles stalactites de glace suspendues aux brindilles.

À cet instant, un menuet commençait. Personne ne chercha la main de la fée, si bien que, pris d’une impulsion soudaine, Strange sourit, puis s’inclina en disant :

— Il n’y a ici guère personne qui me connaisse. Nous ne pouvons donc être présentés. Néanmoins, madame, je serais très honoré si vous acceptiez cette danse.

Sans répondre ni sourire en retour, elle saisit sa main tendue et lui permit de l’emmener danser. Ils prirent place dans le groupe et se tinrent un moment immobiles sans un mot.

— Vous avez tort de croire que personne ne vous connaît, déclara-t-elle soudain. Je vous connais. Vous êtes l’un des deux magiciens qui sont destinés à rendre la magie à l’Angleterre, puis elle poursuivit, comme si elle récitait une prophétie ou un refrain bien connu : « Et le nom de l’un sera Sans peur. Et le nom de l’autre sera Arrogance… » Eh bien, à l’évidence, vous n’êtes pas Sans peur, j’imagine donc que vous devez être Arrogance.

Ce n’était pas très poli.

— C’est là, en effet, mon destin, admit Strange. Et il est excellent !

— Ah ! vous trouvez ? Vraiment ? dit-elle, lui lançant un regard oblique. Alors pourquoi ne l’avez-vous pas encore accompli ?

Strange eut un sourire.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire, madame, que je ne l’ai pas accompli ?

— Le fait que vous restiez là.

— Je ne vous entends pas.

— N’avez-vous donc pas écouté la prophétie quand elle vous a été dévoilée ?

— La prophétie, madame ?

— Oui, la prophétie de…

Elle finit par prononcer un nom dans sa langue. Strange ne comprit pas[184].

— Je vous demande pardon ?

— La prophétie du roi.

Strange se remémora Vinculus s’extrayant de dessous la haie hivernale, avec des brins d’herbe brune et sèche et des cosses vides collés à ses habits ; il se souvint de Vinculus récitant quelques phrases sur le chemin. Qu’avait dit Vinculus ? il n’en avait aucune idée. Il ne pensait pas devenir magicien à ce moment-là et n’avait donc pas prêté attention à ses paroles.

— Je crois en effet, madame, qu’il existe une sorte de prophétie, reconnut-il, mais, à dire vrai, c’était il y a longtemps et je ne m’en souviens plus. Qu’est-ce que cette prophétie nous préconise… à l’autre magicien et à moi ?

— D’échouer.

Strange cligna les yeux de surprise.

— Je… Je ne pense pas… Échouer ? Non, madame, non. Il est trop tard. Nous sommes déjà les magiciens qui avons le plus de succès depuis Martin Pale.

Elle demeura muette.

Était-il trop tard pour échouer ? se demandait Strange. Il songea à Mr Norrell dans sa maison de Hanover-square, à Mr Norrell à l’abbaye de Hurtfew, à Mr Norrell complimenté par tous les ministres et écouté poliment par le prince régent. Peut-être était-ce un peu ironique que lui, entre tous, dût tirer du réconfort des succès de Norrell ; néanmoins, à ses yeux, rien au monde n’était aussi solide, aussi irréfutable à cet instant. La fée se trompait.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, ils s’absorbèrent dans l’exécution de la danse. Quand ils eurent repris leur place dans le groupe, elle lança :

— Vous avez assurément beaucoup d’audace de venir ici, magicien.

— Pourquoi donc ? Que devrais-je craindre, madame ?

Elle rit.

— Combien de magiciens anglais, selon vous, ont-ils laissé leurs os dans ce brugh ? Sous ces cieux ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Quarante-sept.

Strange commença à se sentir un tantinet mal à l’aise.

— Sans compter Peter Porkiss, mais il n’était pas magicien. Ce n’était qu’un cowan[185].

— Certes.

— Ne prétendez pas comprendre ce que je veux dire, répliqua-t-elle sèchement. Quand il est clair comme le Pandémonium que vous n’en savez rien.

Une fois de plus, Strange se trouvait dans l’embarras. Elle paraissait si résolue à être mécontente. Enfin, pensa-t-il, qu’y avait-il de si extraordinaire à cela ? À Bath, à Londres et dans toutes les cités du monde, les dames européennes feignaient de réprimander les hommes qu’elles cherchaient à attirer. Pour autant qu’il sache, elle n’était guère différente. Il décida de considérer ses manières sévères comme une sorte de badinage et de voir si cela l’apaisait. Aussi dit-il avec un rire léger :

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184

Probablement le nom sidhe de John Uskglass.

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185

Un problème propre à l’Angleterre médiévale consistait dans l’abondance des cowans. Ce terme (aujourd’hui obsolète) désigne tout artisan non qualifié ou raté, mais il a ici le sens spécial de magicien.