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— Apparemment, vous savez bien des choses sur ce qui s’est passé dans ce brugh, madame !

Prononcer ce mot, un mot si ancien et si romantique, lui procura un petit frisson d’excitation.

Elle leva les épaules.

— Je suis une hôte de ces lieux depuis quatre mille ans[186].

— Je serais trop heureux d’en discuter avec vous quand vous en aurez la liberté.

— Ou plutôt la prochaine fois que vous en aurez la liberté ! Je ne verrai alors aucune objection à répondre à toutes vos questions.

— Vous êtes très aimable.

— Pas du tout. D’ici cent ans, alors ?

— Je vous demande pardon ?

Mais la fée semblait estimer qu’elle en avait suffisamment dit, et Strange ne put plus tirer d’elle que les remarques les plus anodines sur le bal et les autres danseurs.

La danse s’acheva ; ils se séparèrent. Ç’avait été la conversation la plus insolite et la plus inquiétante de toute la vie de Strange. Pourquoi diable sa cavalière jugeait-elle que la magie n’avait point encore été restaurée en Angleterre ? Et que signifiait cette histoire de cent ans ? Il se consola à la pensée qu’une femme qui passait la plus grande partie de son existence dans un manoir plein d’échos au fond d’une forêt impénétrable avait peu de chances d’être très bien renseignée sur les événements de mondes plus vastes.

Il alla se mêler à la foule pressée contre le mur. La mise en place du quadrille suivant amena une femme particulièrement charmante à sa portée. Il fut frappé par le contraste qu’offraient la beauté de ses traits et la profonde gravité de son expression. Au moment où elle levait la main pour la joindre à celle de son cavalier, il vit qu’il lui manquait le petit doigt.

« Curieux ! songea-t-il, palpant la poche de son habit où se trouvait la boîte en porcelaine et argent. Peut-être… » Mais il ne put concevoir aucune suite logique d’événements qui pût conduire un magicien à donner au garçon-fée un doigt appartenant à un membre de la maison de celui-ci. Cela n’avait pas de sens. « Peut-être ces deux faits sont-ils absolument sans rapport », conclut-il intérieurement.

La main de la femme, cependant, était si menue et tellement blanche ! Il était convaincu que le doigt contenu dans sa poche lui irait à la perfection. Sa curiosité était éveillée ; il était déterminé à aller lui parler pour lui demander comment elle avait pu perdre son doigt.

Le menuet s’était achevé. Elle devisait avec une autre dame qui lui tournait le dos.

— Je vous demande pardon…, commença-t-il.

Aussitôt l’autre dame se retourna. C’était Arabella.

Elle était parée d’une robe blanche recouverte d’une chasuble de tulle bleu clair constellée de diamants. Sa toilette, qui scintillait comme du givre ou de la neige, dépassait de beaucoup en beauté toutes celles qu’elle avait possédées pendant sa courte vie en Angleterre. Sa chevelure était semée de petites branches de fleurs en forme d’étoiles, et un ruban de velours noir était noué à son cou.

Elle le dévisagea avec un drôle d’air – un air où la surprise se mêlait à la méfiance, le plaisir à l’incrédulité.

— Jonathan ! Regardez, ma chère ! s’exclama-t-elle à l’adresse de sa compagne. C’est Jonathan !

— Arabella…, tenta-t-il.

Il ne savait que dire. Il tendit les mains dans sa direction ; elle s’abstint de les prendre. Sans sembler consciente de ses gestes, elle recula légèrement et joignit ses doigts à ceux de l’inconnue, comme si, désormais, cette dernière était l’être auprès de qui elle cherchait soutien et réconfort.

Se pliant à la requête d’Arabella, l’inconnue regarda à son tour Strange.

— Il ressemble à la majorité des hommes, fit-elle remarquer froidement, puis, l’entretien étant selon toute vraisemblance terminé, elle ajouta : Venez.

Et de tenter d’entraîner Arabella.

— Oh, attendez ! protesta doucement cette dernière. Il doit être venu pour nous aider. Ne le pensez-vous pas ?

— Peut-être, répondit l’inconnue d’un ton dubitatif, reportant les yeux sur Strange. Non, je ne le pense pas. Je crois qu’il est venu pour une tout autre raison.

— Je n’ignore pas que vous m’avez mise en garde contre les faux espoirs, reprit Arabella. Et je me suis efforcée de suivre votre conseil. Cependant, il est là ! J’étais certaine qu’il ne m’aurait pas si tôt oubliée.

— Vous oublier ! s’exclama Strange. Non, certes ! Arabella, je…

— Êtes-vous venu ici pour nous aider ? s’enquit l’inconnue, s’adressant soudain directement à Strange.

— Comment ? balbutia Strange. Non, je… Vous devez comprendre que jusqu’à présent je ne savais pas… Je ne comprends pas…

L’inconnue émit un petit cri exaspéré.

— Êtes-vous ou non venu ici pour nous aider ? La question est assez simple, non ?

— Non, répondit Strange. Arabella, parlez-moi, je vous en supplie. Dites-moi ce qui a…

— Là ! Vous voyez ? dit l’inconnue à Arabella. Maintenant allons toutes les deux dans un coin où nous pourrons être tranquilles. Je crois avoir vu une banquette libre à côté de la porte.

Toutefois, Arabella refusait toujours de s’éloigner. Elle continuait à fixer Strange de manière étrange, paraissant contempler un portrait de lui au lieu de l’homme de chair et de sang.

— Je sais que vous n’accordez pas beaucoup de confiance aux actes des hommes, commença-t-elle, mais…

— Je ne leur accorde aucune confiance, la coupa l’inconnue. Je sais ce que c’est que de perdre des années dans le vain espoir d’un secours de tel personnage ou de tel autre. Il vaut mieux aucun espoir du tout qu’une déception renouvelée !

La patience de Strange s’envola.

— Vous voudrez bien me pardonner de vous interrompre, madame, même si j’observe que vous n’avez eu de cesse de m’interrompre depuis que je vous ai rejointes ! Je crains de devoir insister pour avoir un entretien privé avec mon épouse ! Si vous voulez bien avoir la bonté de vous écarter d’un pas ou deux…

Ni elle ni Arabella ne lui prêtèrent attention. Leurs regards étaient dirigés un tantinet plus à droite. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon se tenait au côté de Strange.

Stephen se fraya un passage à travers la foule des danseurs. Sa conversation avec le gentleman avait été des plus déconcertantes. Une décision avait été prise ; plus Stephen y réfléchissait, cependant, plus il s’apercevait qu’il n’avait pas la moindre idée de sa nature.

— Il n’est pas encore trop tard, marmonnait-il en jouant des coudes. Il n’est pas encore trop tard…

Une partie de lui – la moitié insensible, froide, ensorcelée – s’interrogeait sur ce qu’il entendait par là. Pas trop tard pour se sauver ? Sauver Lady Pole et Mrs Strange ? Le magicien ?

Jamais les rangées de danseurs ne lui avaient paru si longues, pareilles à des obstacles lui barrant le passage. À l’autre bout de la salle, il crut apercevoir une crinière brillante comme du duvet de chardon.

— Monsieur ! appela-t-il. Attendez ! J’ai encore à vous parler !

La lumière changea. Les flonflons, les bruits de pas et de voix s’éteignirent. Stephen regarda autour de lui, s’attendant à se retrouver dans une nouvelle cité ou sur un autre continent. Il était toujours dans la salle de bal d’Illusions-perdues. Celle-ci était déserte ; danseurs et musiciens avaient disparu. Il restait trois personnes : Stephen lui-même et, un peu plus loin, le magicien et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

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186

Plusieurs autorités ont noté que les fées, qui vivent longtemps, ont tendance à appeler toute période de temps considérable « quatre mille ans ». La dame fée veut simplement indiquer qu’elle connaît le brugh de temps immémorial, avant qu’on se donnât la peine de compter le temps en années, en siècles et en millénaires. Beaucoup de fées, quand on les interroge, répondront qu’elles ont quatre mille ans. C’est une manière de dire qu’elles ne connaissent pas leur âge : elles sont plus vieilles que la civilisation humaine… Ou peut-être même que l’humanité.