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Ce phénomène était le plus mystérieux que le Dr Greysteel eût jamais contemplé.

— D’où cela peut-il bien venir, Frank ? Et qu’est-il advenu des maisons qui étaient là auparavant ?

Avant que ces questions ou d’autres eussent pu trouver une réponse, trois coups d’une sonorité tout officielle retentirent à la porte. Frank alla ouvrir. Il revint un instant plus tard avec un groupe d’individus que le Dr Greysteel n’avait jamais vus. Deux d’entre eux étaient des prêtres ; trois ou quatre jeunes gens d’allure martiale portaient tous des uniformes de couleurs vives, décorés d’une extravagante quantité de galons et de passementerie. Le plus élégant des nouveaux arrivants s’avança. Sa tenue était la plus splendide de toutes, et il avait de longues moustaches blondes. Il expliqua qu’il était le colonel Wenzel von Ottenfeld, secrétaire du gouverneur autrichien de la ville. Il présenta ses compagnons ; les officiers étaient autrichiens comme lui ; les prêtres étaient vénitiens. Ce détail en soi suffit à causer quelque surprise au Dr Greysteel ; les Vénitiens haïssaient les Autrichiens, et les deux peuples n’apparaissaient presque jamais en compagnie les uns des autres.

— Vous êtes Herr Doktor ? demanda le colonel von Ottenfeld. L’ami du Hexenmeister[188] du grand Wellington ?

Le Dr Greysteel répondit que oui.

— Ah, Herr Doktor ! Nous nous jetons à vos pieds aujourd’hui !

Von Ottenfeld prit une expression mélancolique, que ses longues moustaches tombantes soulignaient encore.

Le Dr Greysteel dit sa stupéfaction d’entendre cela.

— Nous venons aujourd’hui. Nous demandons… – Von Ottenfeld plissa le front, puis claqua des doigts. – Vermittlung. Wir bitten um Ihre Vermittlung. Wie kann man das sagen ?

La manière dont il fallait traduire ce terme suscita quelque discussion. Un des prêtres italiens suggéra « intercession ».

— Oui, oui, acquiesça von Ottenfeld avec empressement. Nous demandons vous intercéder en notre nom près le Hexenmeister du grand Wellington. Herr Doktor, nous estimons beaucoup le Hexenmeister du grand Wellington. Mais maintenant le Hexenmeister du grand Wellington a fait quelque chose. Quelle calamité ! Le peuple de Venise a peur. Beaucoup doivent quitter leurs maisons pour fuir !

— Ah ! s’exclama le Dr Greysteel d’un air entendu. – Il réfléchit un moment et la lumière se fit dans son esprit : – Oh ! Vous pensez que Mr Strange est responsable de cette tour noire.

— Non ! Ce n’est pas une tour, déclara von Ottenfeld. C’est la nuit ! Quelle calamité !

— Je vous prie de m’excuser ? s’étonna le Dr Greysteel, cherchant des yeux l’aide de Frank, lequel haussa les épaules.

Un des prêtres, dont l’anglais était un peu plus consistant, expliqua que, lorsque le soleil s’était levé ce matin-là, il s’était levé sur tous les quartiers de la ville sauf sur un, la paroisse de Santa Maria Zobenigo, là où Strange résidait. Là-bas, la nuit continuait de régner.

— Pourquoi le Hexenmeister du grand Wellington fait cela ? reprit von Ottenfeld, nous l’ignorons. Nous supplions vous d’aller, Herr Doktor. Demandez-lui, je vous prie, de ramener le soleil à Santa Maria Zobenigo. Demandez-lui respectueusement de ne plus faire magie à Venise…

— J’irai, bien sûr, répondit le Dr Greysteel. La situation est des plus désolantes. Et bien que je sois tout à fait certain que Mr Strange ne peut en être volontairement à l’origine – que tout cela se révélera être une méprise – je serai trop heureux de vous apporter mon aide.

— Ah ! s’écria avec inquiétude le prêtre qui parlait bien anglais, levant la main dans la crainte que le Dr Greysteel ne se précipitât sur-le-champ à Santa Maria Zobenigo. Vous voudrez bien emmener votre domestique ? Vous n’irez pas seul ?

Il neigeait abondamment. Les tristes coloris de Venise avaient viré au camaïeu de gris. La piazza San Marco était une gravure ombrée d’elle-même, réalisée sur papier blanc. Les lieux étaient déserts. Le Dr Greysteel et Frank clopinaient ensemble dans la neige. Le Dr Greysteel portait une lanterne, tandis que Frank tenait un parapluie noir au-dessus de la tête du médecin.

La colonne de nuit noire s’élevait de l’autre côté de la place ; les deux hommes passèrent sous le portique de l’Atrio Quadrato, puis se glissèrent entre les maisons silencieuses. Les Ténèbres commençaient au milieu d’un pont. C’était la chose la plus surnaturelle au monde de voir comment les flocons de neige, qui tombaient de biais, se trouvaient soudainement aspirés à l’intérieur, comme si un être vivant les avalait de ses lèvres goulues.

Ils jetèrent un dernier regard à la cité blanche et silencieuse, puis s’enfoncèrent dans les Ténèbres.

Les passages étaient déserts. Les habitants de la paroisse s’étaient réfugiés chez des parents ou des amis aux quatre coins de la ville. Les chats de Venise, eux – qui forment une engeance aussi contrariante que les chats de n’importe quelle autre cité –, avaient afflué à Santa Maria Zobenigo pour rôder, jouer et chasser dans la nuit éternelle qui leur offrait de grandes vacances. Des félins frôlaient le Dr Greysteel et Frank dans les Ténèbres et, plusieurs fois, le Dr Greysteel aperçut des yeux phosphorescents qui l’épiaient d’un porche.

Quand ils atteignirent la maison où Strange logeait, tout était silencieux. Ils eurent beau frapper et appeler, personne ne vint leur ouvrir. La porte n’étant pas fermée à clé, ils la poussèrent. L’intérieur était obscur. Ils trouvèrent l’escalier et montèrent à la chambre, au sommet de la maison, où Strange se livrait à la magie.

Après tout ce qui s’était passé, ils s’attendaient à quelque circonstance remarquable. Par exemple, à trouver Strange en grande conversation avec un démon ou hanté par d’horribles apparitions. La scène qui se présenta à eux s’avéra si ordinaire qu’elle en était quelque peu déconcertante. La chambre avait le même aspect que lors de maintes autres occasions ; elle était éclairée par une profusion de chandelles et un poêle en fonte dégageait une bonne chaleur accueillante. Strange était assis à la table, penché sur son plat d’argent, d’où irradiait une clarté immaculée qui lui baignait le visage. Il ne leva pas les yeux. Une horloge tictaquait doucement dans un coin. Livres, gazettes et manuscrits recouvraient en couche épaisse la moindre surface, comme à l’accoutumée. Strange effleura la surface de l’eau du bout de l’index, puis la tapota deux fois très délicatement. Enfin, il se retourna et jeta quelques notes dans un ouvrage.

— Strange, dit le Dr Greysteel.

Strange leva la tête. S’il n’avait pas l’air aussi délirant que la veille au soir, ses yeux gardaient leur expression hagarde. Il regarda le bon docteur un long moment sans montrer aucun signe qu’il le reconnaissait.

— Greysteel, murmura-t-il enfin. Que faites-vous ici ?

— Je suis venu voir comment vous alliez. Vous me donnez du souci.

À quoi Strange ne répondit rien. Il se retourna vers son plat d’argent et ébaucha quelques gestes au-dessus. Aussitôt il parut mécontent de ce qu’il avait fait. Il prit un verre et y versa un peu d’eau. Puis il sortit une petite fiole et compta soigneusement deux gouttes de potion dans le verre.

Le Dr Greysteel l’observait. La fiole ne portait pas d’étiquette ; le liquide était d’une couleur ambrée, ç’aurait pu être n’importe quoi.

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188

En allemand, « magicien ».