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— Lord Byron ! Naturellement ! s’écria le Dr Greysteel. Je l’avais oublié, celui-là ! Je dois aller le voir pour l’engager à la discrétion.

— Je crois qu’il est un peu tard pour cela, monsieur, dit Frank.

Le Dr Greysteel dut concéder que c’était vrai. Mais il sentait confusément qu’il aimerait consulter un tiers. Et qui remplirait mieux cet office que l’autre ami de Strange ? Ce soir-là, il s’habilla donc avec soin et se rendit dans sa gondole au palais de la comtesse Albrizzi. La comtesse était une Grecque d’âge mûr, une femme d’esprit qui avait publié quelques ouvrages sur la sculpture. Son plus grand plaisir était de donner des conversazioni où toutes sortes de personnages savants ou en vue pouvaient se rencontrer. Strange avait participé à une ou deux, mais jusqu’à présent le Dr Greysteel ne s’en était jamais soucié.

Il fut introduit dans un grand salon sur le piano nobile[189]. Celui-ci était richement décoré de sols en marbre, de statues magnifiques, ainsi que de murs et de plafonds peints. À un bout de la pièce, les dames étaient assises en demi-cercle autour de la comtesse. Les hommes se tenaient debout à l’autre extrémité. Dès l’instant où il eut pénétré dans le salon, le Dr Greysteel sentit les regards des autres invités s’arrêter sur lui. Plus d’un le montrait du doigt à son voisin. Il ne faisait aucun doute qu’ils parlaient de Strange et des Ténèbres.

Un bel homme, malgré sa petite taille, était posté près de la fenêtre. Il avait des boucles brunes et une bouche vermeille, ronde et molle. Cette bouche, qui eût été frappante chez une femme, était tout simplement extraordinaire chez un membre du sexe opposé. Avec sa frêle carrure, sa toilette recherchée, sa chevelure et ses yeux sombres, il offrait un léger air de ressemblance avec Christopher Drawlight – si seulement Drawlight avait été effroyablement intelligent. Le Dr Greysteel alla droit vers lui.

— Lord Byron ?

Le poète se retourna pour voir qui lui parlait. Il n’eut pas l’air des plus ravis de se voir aborder par un Anglais corpulent, ennuyeux et vieux jeu. Mais il ne pouvait pas nier qui il était.

— Oui ?

— Mon nom est Greysteel. Je suis un ami de Mr Strange.

— Ah ! fit monsieur le baron. Le médecin qui a une fille ravissante !

Le Dr Greysteel, à son tour, ne fut pas des plus ravis d’entendre parler de sa fille en pareils termes par un des libertins les plus notoires d’Europe. Mais il ne pouvait pas nier que sa fille était ravissante. Laissant ce sujet de côté pour le moment, il poursuivit :

— Je suis allé voir Strange. Mes pires craintes sont confirmées. Il n’a plus toute sa raison.

— Oh, plus du tout ! acquiesça Byron. J’étais en sa compagnie, il y a encore quelques heures, et n’ai pu l’amener à m’entretenir d’un autre sujet que de sa défunte épouse et de ce qu’elle n’était pas vraiment morte mais simplement enchantée. Et maintenant il s’ensevelit dans les Ténèbres et s’adonne à la magie noire ! Convenez que le caractère de tout cela est admirable !

— Admirable ? répéta sèchement le médecin. Navrant, plutôt ! Pensez-vous qu’il soit l’auteur des Ténèbres ? Il m’a clairement affirmé le contraire.

— Bien sûr qu’il en est l’auteur ! Un Monde noir qui s’accorde avec sa bile noire ! Qui ne voudrait pas masquer le soleil, parfois ? La différence, c’est que l’on peut le faire quand on est magicien.

Le Dr Greysteel médita cette affirmation.

— Vous avez peut-être raison, concéda-t-il. Il a peut-être créé les Ténèbres, puis a tout oublié. Je ne crois pas qu’il se souvienne toujours de ses actes ou de ses paroles. Je me suis aperçu qu’il gardait une faible impression de nos précédents entretiens.

— Exactement, approuva monsieur le baron, comme s’il n’y avait rien de très surprenant là-dedans et que lui aussi serait content d’oublier le plus tôt possible son entretien avec le bon docteur. Étiez-vous au courant qu’il a écrit à son beau-frère ?

— Non, je l’ignorais.

— Il a chargé le bougre de venir à Venise pour voir sa défunte sœur.

— Pensez-vous qu’il viendra ? s’enquit le Dr Greysteel.

— Je n’en ai pas la moindre idée ! – Le ton de Lord Byron laissait entendre qu’il était légèrement présomptueux de la part du Dr Greysteel d’espérer que le plus grand poète de tous les temps s’intéressât à de telles matières. Il s’écoula une ou deux minutes de silence, puis Lord Byron ajouta d’une voix plus posée : – En réalité, je suis convaincu qu’il ne viendra pas. Strange m’a montré son courrier. Celui-ci était rempli de divagations sans suite et de raisonnements que seul un dément – ou un magicien ! – pouvait entendre.

— C’est une réalité très cruelle, commenta le Dr Greysteel. Très cruelle, vraiment ! Avant-hier encore, nous nous promenions avec lui. Il était d’humeur si gaie ! Passer de la parfaite santé à la démence parfaite en l’espace d’une nuit, je ne comprends pas. Je me demande s’il ne pourrait y avoir quelque cause physique. Une infection, peut-être ?

— Sornettes ! Les causes de sa démence sont purement métaphysiques. Elles résident dans le vaste abîme entre ce que l’on est et ce que l’on désire devenir, entre l’âme et la chair. Pardonnez-moi, docteur Greysteel, mais en cette matière je ne manque pas d’expérience. Je puis vous en parler avec autorité.

— Néanmoins… – le Dr Greysteel plissa le sourcil et marqua une hésitation afin de rassembler ses pensées – sa période d’intense frustration paraissait close. Ses recherches avançaient…

— Je ne puis vous dire que ceci. Avant cette obsession maladive pour sa défunte épouse, il était occupé d’une tout autre question : John Uskglass. Vous avez dû l’observer ? Maintenant, je ne connais pas grand-chose aux magiciens anglais. Ils m’ont toujours paru un lot de vieux messieurs poussiéreux et ennuyeux, à l’exception de John Uskglass. Lui est d’une autre eau ! Le magicien qui a apprivoisé les Altreterrestres[190] ! Le seul magicien capable de vaincre la mort ! Le magicien avec qui Lucifer a été forcé de traiter d’égal à égal ! Enfin, chaque fois que Strange se compare à cet être sublime – il doit s’y laisser aller de temps en temps – il se voit bien pour ce qu’il est véritablement : une médiocrité laborieuse et terre à terre ! Tous ses exploits – tant célébrés dans sa petite île désolée[191] – tombent en poussière devant lui ! Cela doit provoquer une aussi belle crise de désespoir que vous puissiez souhaiter voir. « Voilà ce que c’est d’être mortel, / Et de vouloir connaître ce qui est au-delà des limites de sa nature…[192] » – Lord Byron se tut un moment, pour graver cette dernière remarque dans sa mémoire au cas où il désirerait l’insérer dans un poème. – J’ai moi-même été en proie à pareille mélancolie quand je me trouvais dans les montagnes suisses en septembre. J’errais çà et là, entendant des avalanches toutes les cinq minutes – comme si Dieu voulait absolument ma destruction ! J’étais empli de regrets et de nostalgies immortelles. Plusieurs fois, j’ai été grandement tenté de me brûler la cervelle… Et je l’eusse fait si je ne m’étais souvenu du plaisir que je causerais ainsi à ma belle-mère.

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189

« Premier étage ».

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190

Épithète poétique des fées. [En anglais, the Otherlanders (N.d.T.)].

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191

Lord Byron parle de la Grande-Bretagne.

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192

Manfred, II, 4, drame édité en juin 1817 par John Murray. Le IIIe acte fut écrit à Venise au début 1817) (N.d.T.).