Pour ce qui concernait le Dr Greysteel, Lord Byron pouvait se tuer n’importe quel jour de la semaine. Strange, c’était une autre affaire.
— Vous le croyez capable d’autodestruction ? s’enquit-il avec alarme.
— Oh, assurément !
— Que faire ?
— Faire ? répéta Sa Seigneurie, légèrement embarrasser. Pourquoi voulez-vous faire quelque chose ? – Puis, jugeant qu’ils avaient parlé assez longtemps d’autrui, Sa Seigneurie aiguilla la conversation sur sa personne : – Somme toute, je suis content de vous avoir rencontré, docteur Greysteel. J’avais amené un médecin d’Angleterre avec moi, mais j’ai été contraint de le renvoyer à Gênes. À présent, je crains que mes dents ne se déchaussent. Regardez[193] !
Byron ouvrit grand la bouche pour montrer sa dentition au Dr Greysteel.
Le Dr Greysteel tâta délicatement une grosse molaire blanche.
— Elles me paraissent très saines et solides, dit-il.
— Oh ! croyez-vous ? Plus pour très longtemps, j’en ai peur. Je vieillis, je me ratatine avec l’âge, je le sens. – Byron soupira. Puis, animé par une pensée plus gaie, il ajouta : – Cette crise avec Strange, savez-vous, n’eût pu survenir à un meilleur moment. Le hasard veut que j’écrive un poème sur un magicien qui lutte contre les Esprits ineffables qui président à son destin. Naturellement, en tant que modèle de mon magicien, Strange est loin d’être parfait… Il lui manque l’authentique nature héroïque. Pour ce motif, je serai donc obligé d’y mettre un peu de moi.
Une délicieuse jeune Italienne passa à leur hauteur. Byron pencha la tête à un angle très insolite, ferma les yeux à demi et se composa un visage qui suggérait qu’il allait expirer d’une indigestion chronique. Le Dr Greysteel ne put que supposer que le poète gratifiait la jeune femme de l’expression et du profil byroniens.
57
Les lettres noires[194]
« Santa Maria Zobenigo
Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope
« 3 décembre 1816
« Mon cher Henry,
« Vous devez vous préparer à des nouvelles extraordinaires. J’ai vu Arabella. Je l’ai vue et je lui ai parlé. N’est-ce pas magnifique ? N’est-ce pas là la meilleure de toutes les nouvelles ? Vous ne me croirez pas. Vous n’allez rien comprendre. Je vous garantis que je ne rêvais pas. Je n’étais pas non plus en proie à l’ivrognerie, ni à la folie ni à l’opium. Réfléchissez : vous n’avez qu’à admettre que, lors du dernier Noël à Clun, nous étions à demi ensorcelés, et tout devient crédible, tout devient possible. Quelle ironie du sort, n’est-ce pas, que, entre tous, je n’aie pas su reconnaître la magie alors qu’elle était l’unique objet de mes pensées ? Pour ma défense, je puis alléguer qu’elle était d’une sorte tout à fait inattendue et provenait d’une direction que je n’eusse jamais prévue. Pourtant, à ma grande honte, d’autres ont eu l’esprit plus délié que moi. John Hyde savait que quelque chose ne tournait pas rond et il a essayé de m’alerter, mais je ne l’ai pas écouté. Même vous, Henry, m’avez déclaré sans détour que j’étais trop pris par mes livres, que je négligeais et mes responsabilités et mon épouse. Je vous en voulais de vos mises en garde et vous ai rabroué à plusieurs reprises. Je le regrette aujourd’hui et vous en demande humblement pardon. Blâmez-moi autant que vous voulez. Vous ne pourrez jamais me juger la moitié aussi fautif que je me juge. Mais venons-en à l’essentiel. J’ai besoin que vous veniez me rejoindre à Venise. Arabella se trouve en un lieu voisin, qu’elle ne peut pas plus quitter que je peux m’y rendre… Du moins… [Suivent plusieurs lignes rayées]. Mes amis de Venise sont bien intentionnés, mais ils m’accablent de questions. Je n’ai pas de domestique, et ici il m’est difficile de parcourir la ville incognito. Sur cela, je ne m’étendrai pas. Mon cher, mon bon Henry, je vous supplie de ne pas créer de difficultés. Venez sur-le-champ à Venise. Votre récompense sera de nous voir restituer une Arabella saine et sauve. Pour quelle autre raison, sinon, Dieu a-t-il fait de moi le plus grand magicien du siècle ?
« Votre frère,
« Santa Maria Zobenigo, Venise
Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope
« Le 6 décembre 1816
« Mon cher Henry,
« J’ai eu quelques tourments de conscience depuis ma dernière lettre. Vous savez que je ne vous ai jamais menti. Je confesse cependant ne pas vous en avoir appris assez pour que vous puissiez vous former une opinion exacte de la situation actuelle d’Arabella. Elle n’est pas morte… [Douze lignes raturées et illisibles]… sous terre, au-dedans de la colline qu’ils appellent brugh. Vivante, et pourtant pas vivante – pas morte non plus – ensorcelée. C’est leur coutume, depuis des temps immémoriaux, de voler des chrétiens et des chrétiennes pour en faire leurs domestiques, ou les contraindre – tel est le cas – à prendre part à leurs lugubres passe-temps : leurs bals, leurs fêtes, la poussière et le néant de leurs célébrations aussi vides qu’interminables. Parmi tous les reproches que j’accumule sur ma tête, le plus amer de tous c’est que je l’ai trahie, elle que mon premier devoir était de protéger. »
« Santa Maria Zobenigo, Venise
Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope
« Le 15 décembre 1816
« Mon cher Henry,
« Cela me peine de devoir vous dire que j’ai aujourd’hui de meilleurs motifs pour fonder l’inquiétude dont je vous ai entretenu dans ma dernière lettre[195]. J’ai fait tout ce qui est concevable pour briser les barreaux de sa noire prison, en vain. Pas un sort de ma connaissance ne peut ouvrir la moindre brèche dans une magie si ancienne. Autant que je le sache, il n’existe pas pareil sortilège dans tout le canon anglais. Les histoires de magiciens libérant des captifs du pays des fées sont rares et espacées dans le temps. Je ne parviens pas à m’en remémorer une seule pour l’heure. Quelque part dans un de ses ouvrages, Martin Pale décrit comment les fées peuvent se lasser de leurs hôtes humains et les expulser du brugh sans prévenir ; les malheureux se retrouvent de retour chez eux, des centaines d’années après en être partis. Peut-être est-ce ce qui se produira. Arabella reviendra en Angleterre longtemps après votre mort et la mienne. Cette pensée me glace le sang. Je ne puis vous cacher qu’une humeur noire pèse sur moi. Nous sommes fâchés, le temps et moi. Toutes les heures sonnent minuit à présent. J’avais une horloge et une montre ; je les ai détruites toutes les deux. Je ne supportais plus leur façon de se moquer de moi. Je ne dors plus, je ne peux rien avaler de solide. Je bois du vin… et autre chose. Enfin, par moments, je deviens un peu fou. Je tremble et je ris et je pleure pendant quelque temps, je ne saurais dire combien : peut-être une heure, peut-être un jour. Mais il suffit. La clé, c’est la folie. Je crois que je suis le premier magicien anglais à comprendre cette vérité. Norrell avait raison, lui qui répétait que nous n’avions pas besoin de l’aide des fées. Il prétendait que les fous et les fées avaient beaucoup en commun, pourtant je n’apercevais pas la portée d’une telle affirmation, pas plus que lui. Henry, vous ne concevez pas à quel point j’ai désespérément besoin de votre présence ici. Pourquoi ne venez-vous donc pas ? Êtes-vous souffrant ? Je n’ai reçu aucune réponse à mes lettres, mais cela peut signifier que vous avez déjà pris la route pour Venise et que cette lettre ne vous atteindra peut-être jamais. »
194
Les dernières lettres vénitiennes de Strange (ses lettres à Henry Woodhope en particulier) sont connues sous ce nom depuis leur publication à Londres en janvier 1817. Les hommes de loi et les spécialistes de magie continueront sans aucun doute à débattre la question de savoir si cette publication était légale ou non. Certes, Jonathan Strange n’a jamais donné son autorisation, et Henry Woodhope a toujours soutenu qu’il ne l’avait pas donnée non plus. Henry Woodhope a également dit que les lettres publiées avaient subi de nombreuses altérations et étaient surchargées d’ajouts, probablement du fait de Henry Lascelles et de Gilbert Norrell. Dans sa
195
Cette lettre n’a jamais été retrouvée. Il est probable que Strange ne l’ait jamais expédiée. Selon Lord Byron (lettre à John Murray du 31 décembre 1816), Strange rédigeait souvent de longues missives à ses amis avant de les détruire. Entre celles qu’il avait envoyées et celles qu’il n’avait pas envoyées, Strange confia à Byron qu’il s’y perdait vite.