— Ténèbres, misère et solitude ! s’écria le gentleman avec jubilation. Voilà ce que je lui ai infligé et qu’il va devoir endurer pendant le prochain siècle ! Oh ! Comme il est découragé ! J’ai gagné ! J’ai gagné !
Il tapa dans ses mains et ses yeux étincelèrent.
Dans la mansarde de la paroisse Santa Maria Zobenigo, trois chandelles brûlaient : une sur le secrétaire, une autre sur le dessus de la petite commode peinte et la troisième dans une niche du mur près de la porte. Un observateur de la scène aurait pu s’imaginer qu’elles étaient les seules lumières au monde. De la fenêtre, on ne voyait que la nuit silencieuse. Strange, non rasé, hirsute, les yeux bordés de rouge, s’adonnait à la magie.
Stephen le considérait avec un mélange de pitié et d’horreur.
— Pourtant il n’est pas aussi solitaire que je le voudrais, déclara le gentleman d’un ton mécontent. Quelqu’un est avec lui.
En effet, quelqu’un était là. Accoudé à la modeste commode peinte, un homme brun de petite taille, richement vêtu, observait Strange avec un vif intérêt et un plaisir manifeste. De temps en temps, il sortait un petit carnet et y gribouillait quelques notes.
— C’est Lord Byron, dit Stephen.
— Qui est-ce ?
— Un homme très méchant, monsieur. Un poète. Il s’est brouillé avec son épouse et a séduit sa sœur.
— Vraiment ? Je vais peut-être le tuer…
— Oh, gardez-vous-en, monsieur ! Certes, ses péchés sont grands, et il a été plus ou moins chassé d’Angleterre, mais fût-ce dans ces conditions…
— Oh ! Je ne me soucie guère de ses crimes contre d’autres ! Je me soucie de ses crimes contre moi ! Il n’a rien à faire ici. Ah, Stephen, Stephen ! N’ayez pas l’air si navré. Pourquoi vous soucieriez-vous du sort d’un méchant Anglais ? Je vais vous dévoiler mon projet : à cause de la grande tendresse que je vous porte, je ne le tuerai pas maintenant. Il peut avoir encore… Oh ! encore cinq ans de vie ! Mais, passé ce délai, il devra mourir[196] !
— Merci, monsieur ! s’exclama Stephen avec gratitude. Vous êtes la générosité même.
Tout à coup, Strange leva la main et cria :
— Je sais que vous êtes là ! Vous pouvez vous dissimuler à mes regards tant que vous voulez, il est trop tard ! Je sais que vous êtes là !
— À qui parlez-vous ? demanda Byron.
Strange fronça le sourcil.
— On me surveille ! On m’espionne !
— Vraiment ? Et savez-vous qui ?
— Un garçon-fée et un majordome !
— Un majordome, hein ? ironisa Sa Seigneurie avec un rire. Eh bien, on peut raconter ce qu’on veut des lutins et des gobelins, mais les majordomes sont les pires !
— Comment ? fit Strange.
Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon fouillait la pièce des yeux avec inquiétude.
— Stephen ! Ne voyez-vous pas ma petite boîte quelque part ?
— Votre petite boîte, monsieur ?
— Oui, oui ! Vous savez ce dont je parle ! Celle contenant le doigt de notre chère Lady Pole !
— Je ne la vois pas, monsieur. Néanmoins elle ne doit plus avoir d’importance à présent que vous avez vaincu le magicien ?
— Ah, la voilà ! s’exclama le gentleman. Vous voyez ? Vous aviez posé la main sur la table et, par inadvertance, l’aviez soustrait à mes regards.
Stephen retira sa main.
— Vous ne la prenez pas, monsieur ? dit-il au bout d’un moment.
Le gentleman laissa cette remarque sans réponse. À la place, il se remit aussitôt à insulter le magicien et à savourer sa victoire.
« Elle n’est plus sienne ! songea Stephen avec un frisson d’excitation. Il ne peut pas la prendre ! Elle appartient au magicien désormais ! Le magicien peut peut-être s’en servir pour libérer Lady Pole ! » Stephen continua d’observer la scène, attendant de voir ce que le magicien allait faire. Au bout d’une demi-heure, toutefois, il fut contraint de s’avouer que les signes n’étaient guère encourageants. Strange arpentait la mansarde, marmonnant des sortilèges, l’air complètement dérangé ; Lord Byron l’interrogeait sur ses actes, et les réponses apportées par Strange étaient insensées et incompréhensibles (bien que tout à fait du goût de Lord Byron). Quant à la petite boîte, Strange ne lui accorda pas un regard. Pour ce que Stephen en savait, il l’avait complètement oubliée.
58
Henry Woodhope rend visite
— Vous avez bien fait de venir me voir, monsieur Woodhope. Je me suis livré à une étude minutieuse de la correspondance vénitienne de Mr Strange et, à part l’horreur générale que vous nous décrivez avec juste raison, ces lettres contiennent beaucoup d’informations qui échappent au profane. Je crois pouvoir affirmer sans vanité que, en ce moment, je suis le seul homme d’Angleterre en mesure de les comprendre.
C’était le crépuscule, trois jours avant Noël. Les chandelles et les lampes n’étaient pas encore allumées dans la bibliothèque de Hanover-square. C’était cette étrange heure du jour où le ciel est brillant et encore plein de couleurs, mais où les rues sont déjà obscures et indistinctes. Un vase de fleurs était posé sur la table ; dans le jour finissant, on eût cru un vase noir de fleurs tout aussi noires.
Mr Norrell était assis devant la fenêtre, les lettres de Strange dans les mains Lascelles, installé au coin-du feu, considérait Henry Woodhope avec froideur.
— J’avoue avoir éprouvé une certaine détresse depuis que j’ai reçu la première de ces lettres, répondit Henry Woodhope à Mr Norrell. Je ne savais vers qui me tourner pour chercher secours. Pour dire la vérité, je m’intéresse peu à la magie. Je n’ai pas suivi les dernières polémiques sur le sujet. Cependant, on rapporte que vous êtes le plus grand magicien d’Angleterre… Et puis vous avez jadis été le tuteur de Mr Strange. Je vous serai très reconnaissant, monsieur, de tout conseil que vous pourriez me prodiguer.
Mr Norrell hocha la tête.
— Il ne faut pas en vouloir à Mr Strange. La profession de magicien est dangereuse. Aucune autre n’expose autant un homme aux périls de la vanité. La politique et le droit sont inoffensifs en comparaison. Vous devez comprendre, monsieur Woodhope, que j’ai fait tout mon possible pour le garder auprès de moi, le guider. Mais son génie – qui suscite notre admiration à tous – est la cause qui égare sa raison. Ces lettres montrent qu’il s’est égaré encore plus que je n’aurais pu l’imaginer.
— Égaré ? Alors vous ne croyez pas à ce conte étrange selon lequel ma sœur serait en vie ?
— Je n’en crois pas un mot, monsieur, pas un mot. Il ne s’agit que de malheureuses élucubrations personnelles.
— Ah ! – Henry Woodhope demeura un moment silencieux, soupesant les degrés relatifs de déception et de soulagement qu’il éprouvait. – Et la plainte singulière de Mr Strange selon laquelle le Temps s’est arrêté ? Y entendez-vous goutte, monsieur ?