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— Comme à tout le monde. Ils sont les individus les moins mémorables au monde.

— Étaient-ce eux ?

— Non.

— Mr Norrell ?

Le petit homme garda le silence.

— Quel est votre nom ? demanda le Dr Greysteel.

Le petit homme pencha la tête d’un côté, puis de l’autre. Ne voyant aucun moyen d’éluder une question aussi directe, il répondit :

— Drawlight.

— Oh ! oh ! oh ! Le joli accusateur que voilà ! Oui, certes, votre parole aura beaucoup de poids contre un honnête homme, contre le magicien personnel du duc de Wellington ! Christopher Drawlight ! Connu dans toute l’Angleterre pour être un menteur, un voleur et un malandrin !

Drawlight rougit et cligna des yeux au regard chargé de ressentiment.

— Il vous sied mal de parler ainsi ! siffla-t-il. Strange est un homme riche et vous étiez tout disposé à lui accorder la main de votre fille ! Où est l’honneur là-dedans, mon cher docteur ? Où est donc l’honneur là-dedans ?

Le Dr Greysteel émit un son où l’exaspération se mêlait à la fureur. Il se leva de son siège.

— Je vais me rendre dans toutes les familles anglaises de la Vénétie, je leur recommanderai de ne pas vous parler ! Je m’en vais maintenant. Je ne vous souhaite pas le bonjour ! Je ne vous salue pas !

Sur ces derniers mots, il jeta quelques pièces sur la table et sortit.

La dernière partie de leur échange avait été bruyante et animée. Les garçons et les autres clients de l’établissement épièrent avec curiosité Drawlight, resté seul. Ce dernier attendit qu’il y eût peu de chances pour qu’il rencontrât le médecin dans la rue, avant de quitter lui aussi le café. Pendant qu’il longeait les rues, l’eau des canaux s’agitait de la plus étrange manière. Des vagues apparurent qui le suivaient, dessinant des flèches et des traits à ses pieds, éclaboussant le bord du canal. Il ne remarqua rien.

Le Dr Greysteel tint parole. Il rendit visite à toutes les familles britanniques de la ville pour leur recommander d’éviter Drawlight. Ce dernier s’en moquait bien. Il tourna son attention vers les domestiques, garçons de café et gondolieri. Par expérience, il savait que cette classe sociale était souvent bien mieux renseignée que les maîtres qu’elle servait ; et si elle ne l’était pas, eh bien, il se chargeait de remédier à la situation. Sous peu, bon nombre de personnes apprirent que Strange avait assassiné son épouse, qu’il avait tenté d’épouser Miss Greysteel de force en la basilique Saint-Marc et n’en avait été empêché que par l’arrivée d’un escadron de cavaliers autrichiens. Et aussi qu’il s’était entendu avec Lord Byron pour se partager leurs futures épouses ou maîtresses. Drawlight racontait sur Strange tout ce qui lui passait par la tête ; néanmoins, ses capacités d’invention étant réduites, il était content de s’emparer de la moindre rumeur ou de la moindre pensée en gestation dans l’esprit de ses informateurs.

Un gondoliero le présenta à l’épouse d’un drapier, Marianna Segati, la maîtresse de Byron. Grâce à un interprète, Drawlight lui tourna un tas de compliments et l’abreuva de sulfureux secrets sur de grandes dames de Londres, qui, lui assura-t-il, étaient loin d’être aussi exquises qu’elle. Elle lui confia en échange que, selon Lord Byron, Strange restait dans sa chambre, à boire du vin et du cognac, et à jeter des sorts. Rien de cela n’était très intéressant, cependant elle raconta à Drawlight le peu qu’elle savait sur le magicien du poème de Lord Byron[197] : comment il fréquentait les esprits malins, défiait les dieux et l’ensemble de l’humanité. Drawlight ajouta consciencieusement ces fictions à l’édifice de ses mensonges.

De tous les habitants de Venise, celui que Drawlight désirait le plus avoir pour confident, c’était Frank. Les insultes du Dr Greysteel lui étaient restées sur le cœur ; il eût tôt fait de décider que la meilleure vengeance serait de retourner contre lui son valet de chambre. Il envoya donc un billet à Frank pour l’inviter chez un petit marchand de vins de San Polo. À sa grande surprise, Frank accepta l’invitation.

À l’heure convenue, Frank se présenta. Drawlight commanda un pichet de gros rouge et leur en servit à tous deux un plein verre.

— Frank ? commença-t-il d’une voix doucereuse et mélancolique. J’ai parlé à ton maître l’autre jour, tu le sais sans doute. Il a l’air d’une vieille culotte de peau. Pas du tout accommodant, l’animal ! J’espère que tu es content de ta place, Frank. J’en parle parce qu’un de mes grands amis, du nom de Lascelles, remarquait seulement l’autre jour qu’il était difficile de s’attacher de bons domestiques à Londres et que, si d’aventure quelqu’un voulait bien l’aider à trouver un bon valet de chambre, il était prêt à y mettre le prix.

— Oh ! fit Frank.

— Penses-tu que tu pourrais vivre à Londres, Frank ?

D’un air songeur, Frank dessinait des cercles sur la table avec un peu de vin répandu.

— Je pourrais, proféra-t-il.

— Parce que, poursuivit Drawlight avec empressement, si tu pouvais me rendre un ou deux services, je serais en mesure de vanter ta bonne volonté auprès de mon ami et je suis certain qu’il conviendrait sur-le-champ que tu es l’homme qu’il lui faut !

— Quel genre de services ? s’enquit Frank.

— Oh ! Eh bien, le premier est chose la plus facile au monde ! Dès que je t’aurai dit de quoi il s’agit, tu seras impatient de m’aider… même en l’absence de toute récompense. Vois-tu, Frank, je crains qu’il n’arrive bientôt quelque chose de vraiment abominable à ton maître et à sa fille. Le magicien leur veut beaucoup de mal. J’ai tenté d’alerter ton maître, mais il est si obstiné qu’il a refusé de m’écouter. J’en perds le sommeil d’y penser. Je maudis ma sottise de ne pas avoir su mieux m’expliquer. Ils ont confiance en toi, Frank. Tu pourrais glisser quelques sous-entendus – pas à ton maître, mais à sa sœur et à sa fille – sur la malice de Strange et les mettre ainsi sur leurs gardes.

Drawlight évoqua l’assassinat d’Arabella Strange, et le pacte conclu par Strange avec Byron pour partager leurs femmes.

Frank inclina la tête d’un air finaud.

— Il faut nous méfier du magicien, poursuivit Drawlight. Les autres se sont tous laissé prendre à ses mensonges et à sa fourberie… Ton maître, en particulier. Il est donc vital que toi et moi nous rassemblions tous les renseignements possibles afin de pouvoir révéler ses menées pernicieuses au monde entier. Voyons, Frank. Y a-t-il un fait que tu aurais observé, une parole que le magicien aurait laissé incidemment échapper, quoi que ce soit qui aurait éveillé tes soupçons ?

— Ma foi, maintenant que vous m’en touchez un mot, répondit Frank, se grattant la tête. Il y a bien une chose.

— Pas possible ?

— Je n’en ai parlé à personne d’autre. Pas même à mon maître.

— Excellent ! sourit Drawlight.

— Seulement je ne peux pas très bien l’expliquer. Il est plus facile de vous montrer.

— Oh, certainement ! Où allons-nous ?

— Il n’y a qu’à sortir. On le voit d’ici.

Frank et Drawlight sortirent sur le seuil. Drawlight promena les yeux autour de lui. C’était le décor vénitien le plus banal qu’on pût imaginer. Un canal coulait juste en face d’eux et, de l’autre côté, se dressait une église de couleur fauve. Une domestique plumait des pigeons devant une porte ouverte ; les plumes sales s’éparpillaient en un cercle d’un blanc grisâtre à ses pieds. Partout s’étendait un fouillis de constructions, de statues, de cordes à linge et de pots de fleurs. Au loin, se dressait la face lisse et abrupte des Ténèbres.

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197

Manfred, inspiré du Faust de Goethe (N.d.T.).