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— Et maintenant, reprit Strange sans sourciller, je vais te rendre ta véritable forme ! – Il leva les mains. – Abracadabra ! cria-t-il.

Drawlight chut à terre en criant comme un perdu. Strange, de son côté, poussa de tels éclats de rire – un rire dément, sinistre – qu’il se plia en deux et tituba sur la place.

La terreur de l’un et l’hilarité de l’autre finirent par retomber. Drawlight constata qu’il n’avait pas été transformé en créature de cauchemar. Strange, lui, devint plus calme, presque sévère.

— Leucrocuta, murmura-t-il. Lève-toi.

Encore gémissant, Drawlight se remit debout.

— Leucrocuta, pourquoi es-tu venu jusqu’ici ? Non, attends ! Je le sais. – Strange claqua des doigts. C’est moi qui t’ai amené en ce lieu. Leucrocuta, dis-moi. Pourquoi m’espionnes-tu ? Qu’ai-je pu faire qui soit secret ? Pourquoi n’es-tu pas venu me le demander ? Je t’aurais tout raconté.

— Ce sont eux qui m’y ont forcé, Lascelles et Norrell. Lascelles a payé mes dettes afin que je puisse sortir de la prison du Banc du Roi[199]. J’ai toujours été votre ami.

Drawlight se troubla légèrement : il paraissait invraisemblable que même un fou crût à cette déclaration.

Strange leva la tête pour jeter un regard de défi à Drawlight ; Drawlight ne put déchiffrer son expression dans l’obscurité.

— Je suis devenu fou, Leucrocuta ! grinça-t-il. Te l’ont-ils dit ? Eh bien, c’est la vérité. Je suis devenu fou et je vais le redevenir. Mais depuis ton arrivée dans cette ville, je me suis abstenu… Je me suis abstenu de certains sorts, de façon à être en possession de toute ma raison quand je te verrais. Ma bonne vieille raison, afin de pouvoir te reconnaître et de savoir ce que j’avais à te dire. J’ai appris beaucoup de choses dans les Ténèbres, Leucrocuta, entre autres ceci : je ne peux pas agir seul. Je t’ai amené jusqu’ici pour que tu m’aides.

— Par exemple ! Vous m’en voyez ravi ! Je ferai tout ce que vous voulez ! Merci, merci !

En prononçant ces mots, Drawlight se demandait combien de temps Strange comptait le garder là. À cette pensée, son cœur se liquéfia.

— Comment… Comment… – Strange semblait avoir des difficultés pour suivre le fil de ses idées. Il ratissa l’air avec ses mains. – Comment s’appelle l’épouse de Pole ?

— Lady Pole ?

— Oui, mais je… parle de ses autres noms.

— Emma Wintertowne ?

— Oui. Emma Wintertowne. Où est-elle ? En ce moment ?

— On l’a conduite dans une maison d’aliénés du Yorkshire. C’est censé être un secret d’État, mais je l’ai percé à jour. J’ai connu en prison un bonhomme dont la future bru est une confectionneuse de mantes, et elle était au courant de tout parce qu’on recourait à ses services pour préparer la garde-robe de Lady Pole pour le Yorkshire… Il fait très froid dans le Yorkshire. Ils l’ont emmenée dans un lieu qui s’appelle Star-quelque chose… Lady Pole, évidemment, pas la fabricante de mantes. Star-quelque chose. Attendez ! Cela va me revenir. Je l’ai au bout de la langue ! Starecross-hall, dans le Yorkshire.

— Starecross ? Je connais ce nom.

— Que oui vous le connaissez ! Le locataire est un de vos amis. Jadis il a été magicien à Newcastle, ou à York, ou dans un de ces bourgs du Nord. J’ignore son nom. Mr Norrell lui a fait une méchanceté une fois… Ou peut-être deux. Aussi, quand Lady Pole a perdu la tête, Childermass a-t-il pensé arrondir un peu les angles en recommandant son établissement auprès de Sir Walter.

Il s’écoula un silence. Drawlight se demandait ce que Strange avait compris à ses explications. Strange reprit la parole :

— Emma Wintertowne n’est pas folle. Elle le paraît, mais la faute en incombe à Norrell. Il a invoqué un garçon-fée pour la ressusciter d’entre les morts et, en échange, il lui a concédé toutes sortes de droits sur elle. Ce garçon-fée a également menacé la liberté du roi d’Angleterre et a ensorcelé au moins deux autres sujets de Sa Majesté, dont ma femme. – Il marqua un temps d’arrêt. – Ta première mission, Leucrocuta, sera de répéter à John Childermass ce que je viens de t’apprendre et de lui remettre ceci.

D’une poche de sa redingote, Strange sortit un objet qu’il tendit à Drawlight. L’objet se révéla être une petite boîte ressemblant à une tabatière, hormis qu’elle était un tantinet plus longue et plus étroite que les tabatières le sont habituellement. Drawlight la lui prit des doigts et la glissa dans sa poche.

Strange poussa un long soupir. L’effort de parler de manière cohérente paraissait l’épuiser.

— Ta seconde mission sera… Ta seconde mission sera de transmettre un message à tous les magiciens d’Angleterre. Me comprends-tu ?

— Oh oui ! Mais…

— Mais quoi ?

— Il n’y en a qu’un.

— Comment ?

— Il n’y a qu’un magicien, monsieur. Maintenant que vous êtes ici, il ne reste plus qu’un magicien en Angleterre.

Strange parut méditer ces mots un moment.

— Mes élèves. Mes élèves sont des magiciens. Tous les hommes et les femmes qui ont jamais voulu être élèves de Norrell sont des magiciens. Childermass en est un, Segundus aussi, Honeyfoot… Les abonnés des journaux de magie, les membres des anciennes sociétés. L’Angleterre regorge de magiciens. De centaines de magiciens, des milliers peut-être ! Norrell les a rejetés, Norrell leur a opposé son refus, Norrell les a réduits au silence. Pourtant ils sont magiciens. Dis-le-leur. – Il passa une main sur son front et respira avec gêne un moment. – L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. Ce n’est pas aussi ardu que nous l’avons imaginé. Dis-leur de lire ce qui est écrit dans le ciel. Dis-leur d’interroger la pluie ! Toutes les vieilles alliances de John Uskglass sont encore en vigueur. Je dépêche des messagers pour rappeler leurs anciennes promesses aux pierres, au ciel et à la pluie. Dis-leur… – De nouveau Strange ne trouvait plus ses mots. D’un geste, il dessina quelques traits dans les airs. – Je ne peux pas l’expliquer, murmura-t-il. Leucrocuta, comprends-tu ?

— Oui. Oh oui ! répondit Drawlight, même s’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Strange pouvait parler.

— Bien. À présent répète-moi les messages que je t’ai confiés.

Drawlight obtempéra. Les longues années qu’il avait passé à glaner et à répéter des ragots malveillants sur ses relations l’avaient rendu incollable dans la mémoire des noms et des faits. Il avait saisi le premier message à la perfection, mais le second s’était réduit à quelques phrases tronquées sur des magiciens regardant des pierres, debout sous la pluie.

— Je vais te montrer, poursuivit Strange, alors tu comprendras. Leucrocuta, si tu remplis tes trois missions, je ne me vengerai pas, je ne te ferai pas de mal. Remets ces trois messages et tu pourras retourner à tes chasses nocturnes, à ton goût pour la chair humaine…

— Merci ! Merci ! murmura Drawlight avec gratitude, avant qu’une terrible prise de conscience ne s’imposât à lui. Trois, mais, monsieur, vous ne m’en avez donné que deux !

— Trois messages, Leucrocuta, répéta Strange d’un ton las. Tu dois porter trois messages.

— Oui, mais vous ne m’avez pas dit quel était le troisième !

Strange ne répondit pas. Il lui tourna le dos en parlant tout seul.

Malgré sa terreur, Drawlight eut envie de se saisir du magicien et de le secouer. Il aurait cédé à son envie s’il avait pensé que cela pouvait servir à quelque chose. Des larmes d’apitoiement sur soi commencèrent à couler sur ses joues. Voilà que Strange allait le tuer pour ne pas avoir rempli sa troisième mission et ce n’était pas sa faute !

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199

La prison où Drawlight fut incarcéré pour dettes en novembre 1814. [King’s Bench, prison londonienne d’aussi sinistre réputation que la Bastille, qui fut démolie en 1754 puis reconstruite, et servit ensuite à incarcérer débiteurs et auteurs de pamphlets (N.d.T.).]