Pour la première fois de sa vie, Mr Norrell se prit à songer qu’il y avait peut-être trop de magie en Angleterre.
À peine arrivés à Hanover-square, Mr Norrell et Lascelles se précipitèrent à la bibliothèque. Childermass y était déjà, installé à un secrétaire. Une pile de lettres se dressait devant lui ; il lisait l’une d’elles. À l’entrée de Mr Norrell, il leva les yeux.
— Bien ! Vous voilà de retour ! Lisez ceci !
— Pourquoi ? Qu’est-ce donc ?
— Son auteur est un certain Traquair. Un jeune homme du Nottinghamshire a sauvé la vie d’un enfant grâce à la magie, et Traquair en a été témoin.
— Vraiment, monsieur Childermass ! fit Lascelles avec un soupir. Je pensais que vous aviez mieux à faire que d’importuner votre maître avec de telles inepties. – Il jeta un regard à la pile de missives ouvertes ; l’une d’elles présentait un grand cachet portant des armoiries. Il contempla celles-ci quelques instants avant de s’apercevoir qu’il les connaissait bien, puis se saisit vivement du courrier. – Mr Norrell ! s’écria-t-il. Nous avons une convocation de Lord Liverpool !
— Enfin ! s’exclama Mr Norrell. Que dit-il ?
Lascelles mit un moment pour lire le feuillet.
— Seulement qu’il nous prie de bien vouloir l’honorer de notre présence à Fife House pour une affaire des plus urgentes ! – Il réfléchit rapidement. – Il s’agit sans doute des Johannites. Liverpool eût dû solliciter votre aide voilà des années, afin de traiter avec les Johannites[201]. Je suis content qu’il revienne enfin à la raison. Quant à vous, poursuivit-il, s’en prenant à Childermass, êtes-vous devenu fou ? Ou jouez-vous encore à l’un de vos petits jeux ? Vous discourez sur de fausses prétentions à la magie alors qu’une dépêche du Premier ministre d’Angleterre traîne sur votre bureau !
— Lord Liverpool peut attendre, répliqua Childermass en s’adressant à Mr Norrell. Croyez-moi quand je vous presse de prendre connaissance du contenu de cette lettre !
Lascelles eut un grognement d’exaspération.
Mr Norrell reporta ses regards de l’un à l’autre, au comble de la détresse. Depuis des années il était habitué à compter sur eux deux, et leurs querelles (qui devenaient de plus en plus fréquentes) le déconcertaient. Il aurait pu rester là un temps indéfini, incapable de choisir entre les deux, si Childermass n’avait pas brusqué les choses en lui prenant le bras pour le tirer de force dans une petite antichambre lambrissée attenante à la bibliothèque. Il claqua la porte et s’y adossa.
— Écoutez-moi. Cette magie a eu lieu dans une grande demeure du Nottinghamshire. Les adultes bavardaient au salon, les domestiques étaient occupés et une fillette s’est aventurée dans les jardins. Elle a escaladé un haut mur qui délimite un potager et a marché sur son faîte. Le mur était gelé. Elle est tombée et, dans sa chute, a traversé le toit d’une serre. Le verre a cédé et transpercé l’enfant en de nombreux endroits. Une servante l’a entendue crier. Il n’y avait pas de chirurgien à moins de dix milles de là. Un des invités, un jeune homme du nom de Joseph Abney, l’a sauvée par la magie. Il a retiré les éclats de verre de son corps et réduit ses fractures grâce à la Restauration et la Rectification de Martin Pale[202], puis il a arrêté l’hémorragie au moyen d’un sort qu’il prétendait être la Main de Teilo[203].
— C’est ridicule ! déclara Mr Norrell. La Main de Teilo s’est perdue depuis des siècles. Par ailleurs, le charme de Restauration et de Rectification de Pale est un procédé très ardu. Ce jeune homme aurait dû être absorbé par ses études pendant des années…
— Oui, je sais… Or il reconnaît avoir à peine étudié. Il connaissait à peine les noms des sortilèges, sans parler de leur mise en œuvre. Traquair soutient pourtant qu’il a jeté ses sorts avec facilité, sans hésitation. Traquair et les autres personnes présentes se sont adressées à lui pour lui demander ce qu’il faisait. Le père de la jeune fille était très inquiet de voir Abney exercer sa magie sur elle… Pour autant qu’on sache, Abney ne les entendait pas. Par la suite, on eût cru un homme qui sortait d’un rêve. Tout ce qu’il a pu dire se résume à ces mots : « L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. » Il semblait convaincu que les arbres et le ciel lui avaient tenu la main.
— Fariboles mystiques !
— Peut-être. Pourtant, je ne le pense pas. Depuis notre arrivée à Londres, j’ai lu des centaines de lettres de rêveurs qui croient pouvoir se livrer à la magie et se méprennent. Mais cela est différent. Je gagerais mon pécule que cela est vrai. En outre, nous avons ici d’autres lettres de personnes qui ont essayé des charmes… Et ceux-ci ont marché. Ce que je ne comprends pas, c’est que…
À cet instant, la porte à laquelle Childermass était adossé subit des tremblements fracassants. Un coup la heurta, et Childermass fut projeté en avant contre Mr Norrell. La porte s’ouvrit, laissant voir Lucas et, derrière lui, Davey, le cocher.
— Oh ! fit Lucas, quelque peu stupéfait. Je vous demande bien pardon, monsieur. J’ignorais que vous étiez là. Mr Lascelles nous a dit que la porte était coincée, et Davey et moi tâchions de l’ouvrir. La voiture est prête, monsieur, pour vous conduire chez Lord Liverpool.
— Venez, monsieur Norrell ! appela Lascelles depuis la bibliothèque. Lord Liverpool nous attend !
Mr Norrell jeta un regard inquiet à Childermass, puis sortit de l’antichambre.
Le trajet jusqu’à Fife House ne fut pas très agréable pour Mr Norrell : Lascelles, qui gardait rancune à Childermass, ne perdit pas de temps pour exhaler ses sentiments.
— Pardonnez-moi de vous parler ainsi, monsieur Norrell, mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même. Parfois, il paraît sage de laisser un certain degré d’indépendance à un domestique intelligent, cependant on finit toujours par le regretter. Ce chenapan est devenu si insolent qu’il trouve tout naturel de vous contredire et d’insulter vos amis. Mon père fouettait des hommes pour moins, beaucoup moins que cela, je puis vous l’assurer. Et j’aimerais… Oh ! j’aimerais… – Lascelles s’agita avec des mouvements convulsifs, puis se renversa sur les coussins. L’instant suivant, il reprenait d’un ton plus calme : – Je vous conseille, monsieur, de bien vouloir considérer si votre besoin de lui est vraiment aussi grand que vous le croyez. Jusqu’à quel point ses sympathies vont-elles à Strange, je me le demande. Oui, là est toute la question, n’est-ce pas ? – Il contempla par la vitre les tristes façades grises. – Nous y sommes. Monsieur Norrell, je vous supplie de vous souvenir de mes mises en garde. Quelles que soient les difficultés de la magie requise par Sa Seigneurie, ne vous y arrêtez pas. De longues explications ne les aplaniront en rien.
201
Mouvement d’ouvriers prônant la destruction des machines industrielles dont il est question au chapitre XLVIII.
202
Restauration et Rectification, un sort qui inversait les effets d’une calamité récente.
203
La Main de Teilo était un ancien sortilège des fées qui interrompait toutes sortes de choses : la pluie, le feu, le vent, un écoulement d’eau ou de sang. Il tient sans doute son nom de la fée qui l’a enseigné pour la première fois à un magicien anglais.