Lord Liverpool parut plus qu’ulcéré devant cette tentative de transformer Mr Norrell en victime. Depuis des années Mr Norrell prétendait être le premier magicien d’Angleterre et, si la magie était pratiquée en Angleterre, alors Lord Liverpool le considérait au moins comme partiellement responsable.
— Je vous pose de nouveau la question, monsieur Norrell. Répondez-moi sans détours, je vous prie. Est-ce votre opinion que Strange est responsable de tout ceci ?
Mr Norrell dévisagea tour à tour chacun des gentlemen.
— Oui, répondit-il d’une petite voix.
Lord Liverpool fixa sur lui un œil noir. Puis il déclara :
— Il n’est pas admissible que l’affaire en reste là, monsieur Norrell. Que ce soit Strange ou non, une chose est claire. L’Angleterre a déjà un roi fou. Un magicien fou serait le summum ! Vous n’avez cessé de solliciter des missions. Eh bien, en voici une. Empêchez votre élève de revenir en Angleterre !
— Mais…, commença Mr Norrell.
Puis il croisa le regard d’avertissement de Lascelles et se tut.
Mr Norrell et Lascelles retournèrent à Hanover-square. Mr Norrell gagna aussitôt la bibliothèque. Childermass travaillait au bureau comme précédemment.
— Vite ! s’écria Mr Norrell. Il me faut un sortilège qui ne marche plus !
Childermass leva les épaules.
— Il y en a des milliers. Chauntlucet[204], la Rose de Dédale[205], les Dames dévêtues[206], la Vitrification de Stokesey[207]…
— La Vitrification de Stokesey ! Oui ! J’en ai un exposé !
Mr Norrell se précipita vers une étagère et en tira un ouvrage. Il chercha une page, la trouva et, à la va-vite, passa la pièce en revue. Un vase de gui, de lierre, de houx et de quelques feuillages d’un arbuste hiémal était posé sur un guéridon près de la cheminée. Il attacha ses yeux sur le bouquet et se mit à marmonner.
Il se produisit alors un phénomène étrange avec les ombres de la pièce, un phénomène pas facile à décrire ni à expliquer. Apparemment, elles s’étaient toutes tournées dans l’autre sens. Quand elles se furent de nouveau figées, Childermass et Lascelles eussent été bien en peine de dire si elles étaient différentes d’avant ou non.
Quelque chose se détacha du vase et tomba sur le guéridon avec un tintement.
Lascelles s’approcha de la table pour l’examiner. L’une des branches de houx s’était transformée en verre. La branche, trop lourde pour le vase, avait basculé ; deux ou trois feuilles reposaient sur le bois, intactes.
— Ce sortilège ne marchait plus depuis plus de quatre siècles, commenta Mr Norrell. Dans Le Dépérissement des bois enchantés, Watershippe le range explicitement au nombre des sorts qui fonctionnaient dans sa jeunesse avant de perdre toute efficacité quand il eut vingt ans !
— Votre science supérieure…, commença Lascelles.
— Ma science supérieure n’a rien à voir là-dedans ! répliqua Mr Norrell. Je ne puis mettre en œuvre une magie qui n’est pas là. La magie revient en Angleterre. Strange a trouvé un moyen de la rappeler.
— Alors j’avais raison, n’est-ce pas ? s’exclama Lascelles. Notre première tâche est de l’empêcher de rentrer en Angleterre. Parvenez à cette fin et Lord Liverpool vous pardonnera pas mal de peccadilles !
Mr Norrell médita un moment.
— Je puis l’empêcher d’arriver par la mer, murmura-t-il.
— Excellent ! s’enthousiasma Lascelles. – Puis quelque chose dans la manière dont Mr Norrell avait formulé cette dernière assertion le fit réfléchir. – Enfin, il y a peu de chances qu’il suive une autre voie. Il ne sait pas voler ! – Il eut un petit rire à cette idée, quand une nouvelle pensée lui traversa l’esprit : – Sait-il voler ?
Childermass haussa les épaules.
— Je ne sais pas ce dont Strange est déjà capable, répondit Mr Norrell. Mais je ne songeais pas à cela. Je songeais aux routes du Roi.
— Je croyais que les routes du Roi conduisaient au royaume des fées, protesta Lascelles.
— Oui, c’est exact, mais pas seulement là. Les routes du Roi conduisent partout. Au paradis, en enfer, au palais de Westminster… Elles ont été construites par magie. Le moindre miroir, la moindre flaque, la moindre ombre d’Angleterre, est une porte qui donne accès à ces routes. Je ne peux pas les verrouiller toutes. Nul ne le pourrait ! Ce serait un travail de Romain ! Si Strange vient par les routes du Roi, alors je ne vois rien pour l’empêcher.
— Mais…, tenta Lascelles.
— Je ne peux pas l’en empêcher ! s’écria Mr Norrell, se tordant les mains. Ne me posez pas de questions. – Il fit un gros effort pour se dominer. – Je puis être prêt à le recevoir. Le plus grand magicien de l’époque. Eh bien, nous serons bientôt fixés, n’est-ce pas ?
— S’il rentre en Angleterre, reprit Lascelles, où ira-t-il en premier ?
— À l’abbaye de Hurtfew, répondit Childermass. Où voulez-vous qu’il aille ?
Mr Norrell et Lascelles s’apprêtaient tous deux à lui répondre, quand Lucas entra dans la bibliothèque avec un plateau d’argent sur lequel reposait une lettre. Il présenta celle-ci à Lascelles, qui la décacheta et la parcourut rapidement.
— Drawlight est de retour, annonça-t-il. Attendez-moi ici. Je serai revenu dans la journée.
62
Je suis venu à eux dans un cri qui a brisé le silence d’un bois en hiver
À l’aube, au début de février, une croisée de routes en plein bois. Les interstices entre les arbres, par lesquels leurs ténèbres suintaient encore, étaient brumeux, indistincts. Aucune des deux routes n’avait d’importance. Elles étaient creusées d’ornières et mal entretenues, l’une n’était guère plus qu’un chemin de charroi. C’était un lieu perdu, porté sur aucune carte, qui n’avait pas de nom.
Drawlight attendait donc à la croisée des routes. On n’apercevait pas de monture à proximité, ni de valet d’écurie muni d’un collet à lapin ou conduisant une charrette, rien qui expliquât comment il était arrivé là. Pourtant, manifestement, il attendait au carrefour déjà depuis quelque temps ; les manches de sa redingote étaient blanches de givre. Un faible crissement dans son dos le fit virevolter. Mais il ne vit rien, hormis la même étendue d’arbres silencieux.
— Non, non, marmonna-t-il. Ce n’était rien. La chute d’une feuille morte… voilà tout. – Un claquement sec se fit entendre, bois ou pierre se fendant sous l’effet du gel. Il écarquilla de nouveau des yeux égarés par la peur. – Juste une feuille morte, murmura-t-il.
Un nouveau bruit résonna alors. Le laps d’un instant, il céda à l’affolement, ne sachant d’où cela provenait, jusqu’à ce qu’il reconnût un battement de sabots de cheval. Il scruta la route. Une vague déchirure grise dans la brume dévoila l’approche d’un cheval et de son cavalier.
— Le voici enfin ! Le voici ! marmonna Drawlight en s’avançant en hâte. Où étiez-vous ? cria-t-il. Cela fait des heures que je vous guette.
— Et alors ? répondit la voix de Lascelles. Vous n’avez rien de mieux à faire.
— Oh ! Vous vous trompez ! Vous vous trompez du tout au tout. Vous devez me conduire à Londres toutes affaires cessantes !
204
Chauntlucet, ancien et mystérieux sortilège qui pousse la lune à chanter. Le chant connu de la lune est apparemment très beau et peut guérir la lèpre ou la folie chez ses auditeurs.
205
La Rose de Dédale, procédure assez compliquée conçue par Martin Pale pour conserver émotions, vices et vertus dans de l’ambre, du miel ou de la cire d’abeille. Quand on réchauffe le milieu de conservation, les qualités qui y sont emprisonnées se dégagent. La Rose possède – ou plutôt possédait – un nombre immense d’applications. Elle pouvait servir à se donner du courage ou à infliger la lâcheté à son ennemi ; elle pouvait également provoquer l’amour, la concupiscence, la noblesse des desseins, la colère, la jalousie, l’ambition, le dévouement, etc.
206
À l’instar de maints charmes aux noms singuliers, celui des Dames dévêtues était beaucoup moins piquant qu’il n’y paraissait. Les dames en question n’étaient qu’une variété de fleur des bois utilisée dans un sort destiné à « lier » les pouvoirs d’une fée. On devait dépouiller la fleur de ses feuilles et de ses pétales, d’où le « dévêtissement ».