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— Que voulez-vous dire, alors ? Allez droit au fait. Cette conversation m’assomme.

— Strange affirmait que l’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. Il disait que les magiciens peuvent apprendre la magie des bois, des pierres et autres choses de ce genre. Il disait même que les anciennes alliances de John Uskglass tenaient toujours…

— John Uskglass, John Uskglass ! Comme j’ai les oreilles rebattues de ce nom ! Tous l’ont à la bouche aujourd’hui. Y compris Norrell. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Son règne est révolu voilà quatre siècles !

Drawlight leva une nouvelle fois la main.

— Rendez-moi ma boîte. Je dois…

— Que diable vous prend-il ? Ne comprenez-vous pas ? Vos dépêches ne parviendront jamais à leurs destinataires, hormis celle destinée à Norrell. Je la lui porterai en personne.

Un hurlement d’angoisse jaillit de Drawlight.

— Je vous en prie, je vous en prie ! Ne m’obligez pas à lui manquer ! Vous ne comprenez pas. Il me tuera ! Ou pis encore…

Lascelles ouvrit les bras et jeta un coup d’œil à la ronde, prenant les bois à témoin du ridicule de la situation.

— Croyez-vous honnêtement que je vous permettrais de détruire Norrell ? Ce qui revient à me détruire ?

— Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute ! Je n’ose pas lui désobéir !

— Vermisseau, qu’adviendra-t-il de vous entre deux hommes tels que Strange et moi ? Vous serez broyé…

Drawlight émit une petite plainte, un gémissement de peur. Il fixa sur Lascelles un regard étrange, trouble. Il parut sur le point d’ajouter une parole. Puis, avec une surprenante vivacité, il lui tourna le dos et se sauva entre les arbres.

Lascelles ne se donna pas la peine de le poursuivre. Il leva simplement un des pistolets, visa, puis tira.

Le projectile atteignit Drawlight à la cuisse, produisant, l’espace d’un instant, une efflorescence de chair et de sang d’un rouge humide au milieu des bois blanc et gris. Drawlight cria et s’effondra avec fracas dans un massif d’églantiers. Il tenta bien de fuir en rampant, mais sa jambe ne lui servait plus à rien et, de plus, les épines s’accrochaient à ses vêtements ; il n’arriva pas à se dégager. En tournant la tête, il vit Lascelles avancer vers lui ; la peur et la douleur rendirent ses traits méconnaissables.

Lascelles fit feu avec son second pistolet.

Le côté gauche de la tête de Drawlight explosa, à la manière d’un œuf ou d’une orange. Après quelques convulsions, il ne bougea plus.

Bien qu’aucun témoin n’assistât à la scène, et même si son sang battait dans ses oreilles, dans sa poitrine, dans tout son être, Lascelles ne pouvait se permettre de paraître le moins du monde troublé. Dans son sentiment, cela eût été indigne d’un gentleman.

Un de ses valets goûtait beaucoup les comptes-rendus de meurtres et de pendaisons publiés dans le Newgate Calendar et le Malefactor’s Register[208]. Parfois, Lascelles se divertissait en prenant au hasard une de ces publications. Un trait distinctif essentiel de ces histoires voulait que le meurtrier, si audacieux qu’il fût lors de l’acte du meurtre, ne tardait pas ensuite à être la proie de son émotivité, ce qui le poussait à des actes étranges et irrationnels qui signaient toujours sa perte. Lascelles doutait que ces comptes-rendus continssent beaucoup de vérité ; néanmoins, pour plus de sûreté, il s’examina, en quête de signes de remords ou d’horreur, sans en trouver aucun. Sa pensée dominante était qu’il y avait une vilaine créature de moins sous le soleil. « En vérité, il y a trois ou quatre ans, s’il avait su que cela finirait ainsi, il m’aurait supplié de l’envoyer dans l’autre monde. »

Un bruissement se fit entendre. À sa vive surprise, Lascelles vit une petite pousse pointer de l’œil droit de Drawlight (le gauche ayant été emporté par le coup de pistolet). Des guirlandes de lierre s’enroulaient autour de son cou et de sa poitrine. Un rejet de houx lui avait transpercé la main ; un jeune hêtre avait poussé à travers son pied ; une aubépine saillait dans son ventre. C’était comme s’il avait été crucifié à même le bois. Et les arbres ne s’en tinrent pas là ; ils continuaient de croître. Un enchevêtrement de tiges écarlates et couleur de bronze masquait son visage dévasté tandis que son corps et ses membres se décomposaient, à mesure que la végétation et d’autres êtres vivants y puisaient de la force. En un bref espace de temps, il ne resta plus rien de Christopher Drawlight. Les arbres, les pierres et la terre l’avaient englouti, mais dans leurs formes il était encore possible de distinguer l’homme qu’il avait été.

« Cet églantier était son bras, je crois, songea Lascelles. Cette pierre… Son cœur, peut-être ? Il est assez petit, et assez dur aussi. » Il rit.

— C’est là le côté risible de la magie de Strange, dit-il à haute voix à personne en particulier. Tôt ou tard, elle se retourne entièrement contre lui.

Et de remonter à cheval pour regagner la route.

63

Le premier enterrera son cœur dans un bois sombre sous la neige, pourtant y aura mal encore

Mi-février 1817

Il s’était écoulé plus de vingt-huit heures depuis que Lascelles avait quitté Hanover-square, et Mr Norrell était à moitié hors de lui. Il avait promis à Lascelles qu’on l’attendrait, mais redoutait à présent de trouver sa bibliothèque entre les mains de Strange à leur arrivée à l’abbaye de Hurtfew.

Nul occupant de la demeure de Hanover-square ne fut autorisé à se coucher ce soir-là ; le lendemain matin, tout le monde était las et démoralisé.

— Pourquoi attendons-nous ? s’impatienta Childermass. En quoi croyez-vous qu’il nous sera utile quand Strange se présentera ?

— J’accorde toute ma confiance à Mr Lascelles, vous le savez. Il est mon seul conseiller aujourd’hui.

— Vous m’avez toujours, moi, protesta Childermass.

Mr Norrell cligna rapidement ses petits yeux, qui semblaient avoir une proposition d’avance : « … mais vous n’êtes qu’un domestique ». Mr Norrell ne souffla mot.

De toute façon, Childermass parut comprendre le sous-entendu. Il émit un petit son dégoûté, puis sortit de la pièce.

À six heures du soir, la porte de la bibliothèque s’ouvrit à la volée. Lascelles fit son entrée. Son apparence laissait quelque peu à désirer : il avait les cheveux ébouriffés, sa lavallière était maculée de poussière et de sueur, et sa capote et ses bottes crottées.

— Nous avions raison, monsieur Norrell ! s’exclama-t-il. Strange arrive !

— Quand ? s’enquit Mr Norrell, blêmissant.

— Je l’ignore. Il n’a pas eu l’amabilité de nous fournir ces menus détails. Nous devrions nous mettre en chemin pour l’abbaye de Hurtfew dès que possible !

— Nous pouvons partir sur-le-champ. Tout est prêt. Alors, vous avez vraiment vu Drawlight ? Il est ici ?

Mr Norrell se pencha de côté pour voir s’il pouvait apercevoir Drawlight derrière Lascelles.

— Non, je ne l’ai pas vu. Je l’ai guetté, mais il ne s’est point montré. Surtout ne craignez rien, monsieur. – Mr Norrell était sur le point de l’interrompre. – Il a envoyé une dépêche. Nous disposons de tous les renseignements nécessaires.

— Une dépêche ! Puis-je la voir ?

— Naturellement ! Vous en aurez tout le temps sur la route. Il faut s’en aller. Vous ne devez pas vous retarder pour moi. Mes besoins sont limités et, ce que je n’ai pas, je puis très facilement m’en passer. – Cette déclaration était un tantinet surprenante. Loin d’avoir jamais été limités, les besoins de Lascelles avaient toujours été nombreux et compliqués. – Allez, allez, monsieur Norrell. Secouez-vous. Strange arrive.

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208

Le Calendrier de Newgate (Newgate étant l’ancienne prison de Londres, comme la Bastille à Paris) et Le Registre du malfaiteur (N.d.T.).