Il ressortit de la pièce à grands pas. Plus tard, Mr Norrell devait apprendre de Lucas qu’il n’avait pas demandé d’eau pour sa toilette ni de quoi se désaltérer. Il s’était simplement dirigé vers la voiture et calé dans un coin pour l’attendre.
À huit heures, ils faisaient route vers le Yorkshire. Messrs Norrell et Lascelles étaient installés à l’intérieur de la voiture, Lucas et Davey à côté du cocher. Childermass, lui, était à cheval. À l’octroi d’Islington, Lucas paya le gardien. L’air sentait la neige.
Mr Norrell contemplait distraitement une devanture resplendissante de lumière. C’était une boutique de luxe à l’intérieur dépouillé, où d’élégants fauteuils modernes tendaient leurs bras aux clients ; l’établissement était si raffiné que ce qu’il proposait à la vente n’était nullement évident. Un monceau de « je-ne-sais-quoi » aux couleurs vives était entassé sur un des fauteuils mais, s’il s’agissait d’écharpes ou de coupons de tissu pour des robes, ou encore de tout autres effets, Mr Norrell n’eût su le dire. Trois femmes se trouvaient là. L’une était une cliente, une personne élégante et distinguée, avec un spencer à brandebourgs doublé de fourrure, rappelant un uniforme de hussard. Sur la tête de la dame était posée une petite toque russe en fourrure, qu’elle ne cessait de tapoter par-derrière, par crainte de la perdre. La modiste, plus discrètement mise, portait une longue robe sombre unie. Il y avait, en outre, une jeune vendeuse qui les regardait avec respect et faisait nerveusement une révérence chaque fois que les yeux des deux autres se posaient par hasard sur elle. La cliente et la marchande en avaient fini avec leurs affaires ; leur conversation était très animée et ponctuée d’éclats de rire. Bien que cette scène fût aussi éloignée que possible des préoccupations habituelles de Mr Norrell, elle lui serra le cœur d’une manière incompréhensible. Il songea fugitivement à Mrs Strange et à Lady Pole. Puis quelque chose au vol lourd s’interposa entre lui et ce charmant tableau, portion de ténèbres passée à l’état solide. Il crut reconnaître un corbeau.
L’octroi était payé. Davey agita la bride, et la voiture se remit en branle vers l’Archway[209].
Des flocons apparurent. Un vent chargé de neige fondue cinglait les flancs de la voiture et la faisait osciller d’un bord sur l’autre ; il pénétrait par la moindre fente ou le moindre interstice et glaçait les épaules, les nez et les pieds. Mr Norrell ne trouvait pas davantage de réconfort dans le fait que Lascelles semblait être d’une humeur très spéciale. Il était fébrile, presque euphorique, sans que Mr Norrell sût pourquoi. Quand la bourrasque mugissait, il riait, comme s’il la soupçonnait de chercher à l’effrayer et voulait lui montrer qu’elle s’abusait.
Quand il s’aperçut que Mr Norrell l’observait, il lança :
— Je réfléchissais. Vétilles que tout cela ! Vous et moi, monsieur, aurons bientôt raison de Strange et de ses tours. Quelle bande de vieilles femmes forment les ministres ! Ils me dégoûtent ! Toutes ces alarmes pour un aliéné ! J’en ris rien que d’y penser. Naturellement, Liverpool et Sidmouth sont les pires de tous ! Depuis des années qu’ils osent à peine mettre le nez dehors par peur de Napoléon, voilà que Strange leur a donné des convulsions simplement en perdant la raison !
— Oh, vous êtes dans l’erreur ! déclara Mr Norrell. Vraiment, dans l’erreur ! La menace représentée par Strange est immense… Napoléon n’était rien, comparé à lui. Mais vous ne m’avez toujours pas transmis le message de Drawlight. J’aimerais beaucoup voir sa missive. Je dirai à Davey de faire une halte à l’ Angel de Hadley et puis…
— Je ne l’ai pas. Je l’ai laissée à Bruton-street.
— Oh !
Lascelles pouffa de rire.
— Monsieur Norrell, ne vous inquiétez pas ! Ce n’est pas grave, vous dis-je ! Je m’en souviens mot pour mot.
— Que dit-elle alors ?
— Que Strange est fou et prisonnier des Ténèbres éternelles, ce que nous savions déjà, et…
— Quelle forme prend donc sa folie ? s’enquit Mr Norrell.
Un instant de silence.
— Des divagations absurdes, essentiellement. Toutefois, il est coutumier du fait, n’est-il pas ? – Lascelles pouffa de nouveau de rire. Surprenant l’expression de Mr Norrell, il continua d’un ton plus calme : – Il déblatère sur les arbres, les pierres, John Uskglass et – promenant ses regards à la ronde en quête d’inspiration – les carrosses invisibles. Et… Oh, oui ! Cela va vous amuser ! Il a subtilisé des doigts aux mains de plusieurs vierges vénitiennes. Il les a subtilisés, ni vu ni connu ! Et il conserve les fruits de ses larcins dans de petites boîtes !
— Des doigts ! s’écria Mr Norrell, sur le qui-vive.
Cette information lui suggéra quelques déplaisantes associations. Il réfléchit un moment, sans rien comprendre.
— Drawlight décrit-il les Ténèbres ? Livre-t-il la moindre information qui puisse nous aider à y voir clair ?
— Non. Il a vu Strange, et ce dernier lui a remis une dépêche pour vous, où il annonce son arrivée. Voilà la teneur de la lettre.
Le silence retomba. Mr Norrell se mit à somnoler sans le vouloir ; dans ses rêves, il entendit plusieurs fois Lascelles parler seul à voix basse dans l’obscurité.
À minuit, ils changèrent de chevaux à la Haycock Inn de Wansford. Lascelles et Mr Norrell attendirent dans l’arrière-salle, un grand local rustique aux murs lambrissés et au sol recouvert de sable, chauffé par deux grandes cheminées.
La porte s’ouvrit, Childermass entra. Il alla tout droit à Lascelles et lui adressa les mots suivants :
— Lucas affirme qu’il y a une dépêche de Drawlight où il raconte ce qu’il a vu à Venise.
Lascelles tourna à demi la tête, sans regarder Childermass.
— Puis-je la voir ?
— Je l’ai laissée à Bruton-street, prétendit Lascelles.
Childermass eut l’air un peu surpris.
— Soit, répliqua-t-il. Lucas peut donc aller l’y quérir. Nous louerons un cheval pour lui ici. Il nous rattrapera avant que nous arrivions à Hurtfew.
Lascelles sourit.
— Je vous ai dit Bruton-street, n’est-ce pas ? Mais savez-vous ? Je ne suis pas sûr que ce soit là. Je crois l’avoir oubliée à l’auberge, celle où j’ai attendu Drawlight, à Chatham. On l’aura jetée.
Et de se retourner vers les flammes.
Childermass lui jeta un regard mauvais, puis sortit de la salle à grands pas.
Un valet de chambre vint les prévenir que de l’eau chaude, des serviettes et autres objets de première nécessité les attendaient dans deux chambres, afin que Messrs Norrell et Lascelles pussent se rafraîchir.
— Et on joue à colin-maillard dans le couloir, messieurs, conclut-il gaiement. Aussi vous ai-je apporté une chandelle à chacun.
Muni de sa chandelle, Mr Norrell se fraya un chemin dans le couloir, en effet très sombre. Soudain Childermass fit son apparition et lui saisit le bras.
— À quoi pensiez-vous donc ? siffla-t-il. Quitter Londres sans cette dépêche ?
— Mais il jure se souvenir de son contenu, plaida Mr Norrell.
— Oh ! Et vous le croyez, n’est-ce pas ?
Mr Norrell ne répondit pas. Il entra dans la chambre préparée pour son usage. Il se lava les mains et le visage, ce faisant aperçut dans le miroir le lit derrière lui. Un lit lourd, ancien et – comme il arrive souvent dans les auberges – beaucoup trop grand pour la pièce. Quatre colonnes en acajou sculpté, un baldaquin haut et sombre, des touffes de plumes d’autruche noires à chaque coin, tout contribuait à lui donner un aspect funèbre. Mr Norrell eut l’impression qu’on l’avait conduit là pour lui montrer le tombeau. Il éprouva alors le plus étrange des sentiments – identique à celui qu’il avait eu à l’octroi, à la vue des trois femmes –, la sensation que quelque chose venait à son terme et que les jeux étaient faits. Il avait choisi une voie dans sa jeunesse, mais celle-ci ne menait pas où il avait pensé ; il rentrait à la maison, sauf que la maison était devenue une sorte de monstre. Dans la semi-obscurité, posté devant le lit noir, il se rappelait pourquoi il avait toujours eu peur des ténèbres étant petit : les ténèbres appartenaient à John Uskglass.