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— Nul ne les goûte ! déclara Mr Norrell. Pourquoi sont-ils là ? Que présagent-ils ?

Childermass leva les épaules.

— D’aucuns croient qu’ils font partie des Ténèbres qui enveloppent Strange et que, pour des raisons connues de lui seul, il les a incarnées sous cette forme avant de les envoyer vers l’Angleterre. D’autres croient qu’ils annoncent le retour de John Uskglass.

— John Uskglass. Naturellement, grinça Lascelles. Le premier et le dernier recours des esprits vulgaires. Chaque fois qu’il se passe quelque chose, ce doit être à cause de John Uskglass ! Monsieur Norrell, je crois que l’heure est venue de vous fendre d’un nouvel article dans Les Amis de la magie anglaise pour vilipender ce gentleman. Qu’y écrirons-nous ? Qu’il était mécréant ? Qu’il n’était pas anglais ? Qu’il était démoniaque ? Je pense avoir quelque part une liste des saints et des archevêques qui l’ont dénoncé. Je pourrais facilement vous tourner cela.

Mr Norrell, l’air mal à l’aise, jetait des regards inquiets au postillon de Tuxford.

— Si j’étais vous, monsieur Lascelles, reprit doucement Childermass, je parlerais avec plus de prudence. Vous êtes dans le Nord, maintenant. Dans la patrie de John Uskglass. Nos villes, nos cités et nos abbayes ont été construites par lui. Nous lui devons nos lois. Il est présent dans notre mémoire, dans notre cœur et dans notre façon de parler. Si c’était l’été, vous verriez un tapis de menues fleurs d’un blanc bleuté sous chaque bordure d’arbres. On les appelle des « John’s Farthings[210] ». Quand les saisons sont inversées, et que nous avons un temps chaud en hiver ou qu’il pleut en été, les gens de la campagne disent que John Uskglass est retombé amoureux et néglige ses affaires[211]. Et quand nous sommes certains d’un fait, nous disons qu’il est aussi sûr qu’un caillou dans la poche de John Uskglass…

Lascelles pouffa de rire.

— Loin de moi, monsieur Childermass, l’idée de décrier vos pittoresques dictons paysans ! Cependant, c’est une chose de chanter l’épopée d’un héros, c’en est une autre de parler de restaurer un roi qui comptait Lucifer parmi ses alliés et ses suzerains ! Personne n’aspire à cela, n’est-ce pas ? J’entends, à part quelques Johannites et songe-creux…

— Je suis un Anglais du Nord, monsieur Lascelles. Rien ne m’agréerait davantage que mon roi revienne sur le trône. Je l’ai souhaité toute ma vie.

Il était près de minuit lorsqu’ils atteignirent l’abbaye de Hurtfew. Il n’y avait pas trace de Strange. Lascelles alla se coucher, mais Mr Norrell allait et venait dans sa demeure, inspectant l’état de certains sortilèges mis en place depuis longtemps.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Lascelles déclara :

— Je m’interroge. Y a-t-il eu des duels de magie par le passé ? Des combats entre deux magiciens ?

Mr Norrell soupira.

— Il est difficile de le savoir. Ralph Stokesey semble avoir affronté, avec sa magie, deux ou trois magiciens, dont un Écossais très puissant, le magicien d’Athodel[212]. Catherine de Winchester fut amenée jadis à expédier un jeune magicien à Grenade par enchantement. Il ne cessait de l’importuner par d’intempestives demandes en mariage alors qu’elle voulait se consacrer à l’étude, et Grenade était la ville la plus éloignée à laquelle elle pût songer à l’époque. Il y a aussi eu l’étrange légende du Brûleur de charbon du Cumberland[213]

— Et de tels duels se sont-ils jamais terminés par le trépas d’un des magiciens ?

— Comment ? – Mr Norrell fixa sur lui un regard chargé d’horreur. – Non ! Pas que je sache, je ne pense pas.

Lascelles sourit.

— Pourtant, assurément, la magie doit en exister ? Si vous vous concentriez, il est probable que vous songeriez à une demi-douzaine de sorts qui conviendraient. Ce serait comme un duel ordinaire à l’épée ou au pistolet. Il ne serait pas question de poursuites judiciaires ensuite. En outre, les amis et les domestiques du vainqueur seraient tout à fait en droit de l’aider à envelopper l’affaire de tout le secret possible.

Mr Norrell garda le silence, puis il répondit :

— Nous n’en arriverons pas là.

Lascelles eut un rire.

— Mon cher monsieur Norrell ! À quoi d’autre pouvez-vous en arriver ?

Curieusement, jusqu’à ce jour Lascelles ne s’était jamais rendu à l’abbaye de Hurtfew. Par le passé, chaque fois que Drawlight était venu y séjourner, Lascelles s’était toujours arrangé pour être déjà pris. Une villégiature dans un manoir campagnard était l’idée que Lascelles se faisait du purgatoire. Dans le meilleur des cas, il s’imaginait que Hurtfew devait être à l’image de son propriétaire : poussiéreux, vieillot et enclin à de longs et lugubres silences ; au pis, il se représentait une ferme fouettée par la pluie sur une sombre et morne lande. Il fut surpris de découvrir que la réalité était tout autre. La maison n’avait rien de gothique. Elle était moderne, élégante et confortable, et il s’en fallait de beaucoup que les domestiques fussent les manants mal dégrossis de son imagination. En effet, les mêmes servaient Mr Norrell à Hanover-square. Ils étaient londoniens et au fait des habitudes de Lascelles.

Les maisons de magicien, cependant, ont leurs bizarreries, et l’abbaye de Hurtfew – au premier abord si spacieuse et si élégante – paraissait avoir été bâtie selon des plans tellement embrouillés qu’il était impossible d’aller d’une aile du manoir à l’autre sans se perdre. Plus tard, ce matin-là, Lascelles fut informé par Lucas qu’il ne devait sous aucun prétexte tenter de se rendre seul à la bibliothèque, seulement en compagnie de Mr Norrell ou de Childermass. Selon Lucas, c’était la première règle de la maison.

Naturellement, Lascelles n’avait nulle intention de respecter cette interdiction, qui, de surcroît, lui avait été signifiée par un domestique. Il visita l’aile est du manoir et trouva le traditionnel agencement, petit salon, grand salon, salle à manger, mais pas de bibliothèque. Il en conclut que celle-ci devait se trouver dans l’aile ouest, encore inexplorée. Il se mit en marche et se retrouva immédiatement de retour dans la pièce qu’il venait de quitter. Croyant avoir tourné dans la mauvaise direction, il tenta de nouveau sa chance. Cette fois-ci, il déboucha dans une des souillardes, où une petite bonne malpropre et enchifrenée se mouchait du dos de la main puis, de la même main, lavait les coquetons. Quel que fût le chemin choisi, celui-ci le ramenait immédiatement au petit salon ou à la souillarde. Il se lassa vite de la vue de la petite bonne, qui, de son côté, ne semblait pas ravie de le revoir. Pourtant, bien qu’il perdît une matinée entière dans cette tentative infructueuse, il ne lui vint pas à l’esprit d’imputer son échec à une autre raison qu’une particularité de l’architecture du Yorkshire.

Pendant les trois jours suivants, Mr Norrell se confina le plus possible dans la bibliothèque. Chaque fois qu’il voyait Lascelles, il était certain d’entendre de nouvelles récriminations contre Childermass, tandis que ce dernier ne cessait de le harceler en lui demandant de rechercher la dépêche de Drawlight par magie. À la fin, il jugea plus simple de les éviter tous les deux.

Il se garda de leur divulguer une récente découverte qui le tourmentait beaucoup. Depuis que son chemin et celui de Strange s’étaient séparés, il avait pour habitude d’invoquer des visions pour tenter de connaître les agissements de son ancien élève. Il avait toujours échoué. Un soir, un mois plus tôt environ, le vieux magicien ne parvenait pas à dormir. Il s’était levé pour se remettre à sa magie. L’image n’était pas très nette, mais il avait entrevu un magicien à l’œuvre dans l’obscurité. Il s’était félicité d’avoir enfin percé le barrage des sorts de Strange, jusqu’au moment où il s’était rendu compte qu’il contemplait une vision de lui-même dans sa propre bibliothèque. Il avait fait une nouvelle tentative. Il avait varié les sorts, donné différents noms à Strange. Cela n’y changeait rien. Il fut dans l’obligation de conclure que la magie anglaise ne le distinguait plus de Strange.

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210

Petites pièces d’argent frappées par Jean sans Terre (1180–1210) (N.d.T.).

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211

Plusieurs auteurs ont relevé que le Nord de l’Angleterre, même si sa loyauté envers John Uskglass n’a jamais chancelé, ne traite pas toujours celui-ci avec le respect qu’il inspire dans le Sud. En fait, les sujets d’Uskglass prennent un plaisir tout particulier à des récits et des ballades qui le montrent en nette position de faiblesse. Cf. l’histoire de John Uskglass et du Brûleur de charbon de bois d’Ullswater ou celle de la Méchante Fée et de la Sorcière. Il existe maintes versions de cette dernière (dont certaines assez triviales) ; elle raconte comment Uskglass a failli perdre son âme, ses royaumes et son pouvoir pour une petite sorcière de Cornouailles.

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212

À l’instar de John Uskglass, le magicien d’Athodel régnait sur son île ou royaume. Athodel, semble-t-il, était une des îles occidentales d’Ecosse. Mais soit elle a été engloutie, soit elle est invisible, ce que pensent certains commentateurs. Quelques historiens écossais aiment voir dans Athodel la preuve de la supériorité de la magie écossaise sur l’anglaise ; le royaume d’Uskglass, affirment-ils, s’est écroulé et se trouve entre les mains des Anglais du Sud, tandis que celui d’Athodel demeure indépendant. Comme Athodel est à la fois invisible et inaccessible, c’est là une affirmation difficile à confirmer ou infirmer. [Athodel, « nouvelle Irlande », en écossais (N.d.T.).]

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213

Dans la légende de John Uskglass et du Brûleur de charbon d’Ullswater, Uskglass engage une joute magique avec un pauvre brûleur de charbon et connaît la défaite. Cette histoire présente des similitudes avec d’autres anciens récits où un puissant souverain est vaincu par l’un de ses plus humbles sujets et, pour cette raison, nombre de savants ont argué qu’elle n’avait aucun fondement historique.