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— Ah ! s’écria Lascelles. Vous êtes tous bien hardis de parler de votre rapine sous mon nez ! Quoi ! Vous croyez que je ne vous dénoncerai pas ? Au contraire, je m’assurerai que vous soyez tous pendus !

Certains des domestiques surveillaient avec inquiétude les pistolets aux mains de Lascelles. Lucas, toutefois, ignora celui-ci.

Les domestiques convinrent que ceux d’entre eux qui possédaient des parents ou des amis dans le voisinage devaient leur demander asile. Les autres seraient dispersés avec les bêtes dans les différentes fermes appartenant au domaine de Mr Norrell.

— Alors, vous voyez bien, monsieur, dit Lucas à Lascelles, il n’y a pas de voleur parmi nous. Tous les biens de Mr Norrell resteront sur ses terres… Et nous soignerons ses chevaux aussi bien que s’ils étaient toujours à l’écurie. Ce serait d’une atroce cruauté de laisser une créature dans ces Ténèbres perpétuelles.

Un peu plus tard, les domestiques quittaient Hurtfew (combien de temps exactement, il était impossible de le dire, leurs montres de gousset, à l’instar des horloges, indiquaient toutes minuit). Des paniers et des sacs pendus à leurs bras et des havresacs au dos, ils menaient les chevaux par le licou. Il y avait aussi deux ânes et une chèvre qui avaient toujours vécu dans les écuries parce que les chevaux aimaient leur compagnie. Lascelles suivait à distance ; s’il n’avait aucune envie de paraître faire partie de cette canaille, il ne voulait pas non plus rester seul à l’abbaye.

À dix yards de la rivière, ils émergèrent des Ténèbres pour s’avancer dans l’aurore. Brusquement, le gel, la terre hivernale et la rivière proche embaumèrent l’air de leurs émanations. Les teintes et les formes du parc semblaient plus pures, comme si l’Angleterre avait été refaite pendant la nuit. Pour les malheureux manants, qui ne savaient pas s’ils ne verraient plus que les Ténèbres et les étoiles, cette vision était extrêmement bienvenue.

Leurs montres s’étaient remises en marche et ils s’aperçurent, après consultation générale, qu’il était huit heures moins le quart.

Lascelles se hâta de les rejoindre.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il, tendant le doigt vers le nouveau pont.

Un vieux serviteur – un homme avec une barbe pareille à un nuage blanc miniature collé à la pointe du menton – répondit que c’était un pont féerique. Il l’avait déjà vu dans sa jeunesse. Il avait été construit voilà longtemps, quand John Uskglass régnait encore sur le Yorkshire. Il s’était délabré et avait été démonté du temps de l’oncle de Mr Norrell.

— Pourtant le revoilà ! murmura Lucas avec un frisson.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? s’enquit Lascelles.

Le vieux serviteur dit que cette route menait jadis à Northallerton en passant par divers lieux étranges.

— Rejoint-elle celle que nous avons aperçue à proximité de la Maison rouge ? demanda Lascelles.

Le vieux serviteur secoua la tête. Il n’en savait rien.

Lucas s’impatientait. Il voulait repartir.

— Les routes féeriques s’écartent des routes chrétiennes, expliqua-t-il. Souvent elles ne conduisent pas là où elles sont censées aller. Qu’importe ! Personne ici présent ne posera ne serait-ce qu’un pied sur cette voie maléfique.

— Merci, répliqua Lascelles, mais je crois que je suis assez grand pour prendre tout seul ma décision sur ce point.

Après une hésitation, il s’engagea à grands pas sur le pont aux fées.

Plusieurs domestiques lui crièrent de revenir.

— Oh, laissez-le ! s’exclama Lucas, agrippant un panier qui contenait son chat. Qu’il aille au diable si ça lui chante ! Je suis certain que personne ne le mériterait mieux que lui…

Il jeta à Lascelles un dernier regard de franche animosité et emboîta le pas aux autres pour s’enfoncer dans le parc.

Derrière eux, la colonne noire s’élevait dans le ciel gris du Yorkshire sans qu’on en pût voir le sommet.

À vingt milles de là, Childermass franchissait le pont de charge qui menait au village de Starecross. Il traversa le village en direction du château, puis mit pied à terre.

— Holà ! Holà !

Il toqua à la porte avec son stick, poussa quelques vociférations supplémentaires et donna des coups de pied vigoureux dans le battant.

Deux domestiques apparurent. Ils avaient été déjà assez alarmés par ces cris et ces coups dans la porte, mais quand ils levèrent leur chandelle et s’avisèrent que leur auteur était un individu aux yeux égarés, avec une balafre, la chemise ensanglantée et l’aspect général d’un coupe-jarrets, ils ne furent pas du tout rassurés.

— Ne restez pas là à bayer aux corneilles ! lança Childermass. Allez me chercher votre maître ! Il me connaît !

Dix minutes de plus lui amenèrent Mr Segundus en robe de chambre. Childermass, qui attendait avec impatience dans l’encadrement de la porte, remarqua qu’il avait les yeux clos à son apparition dans le corridor et que le domestique le guidait de la main. On eût cru un aveugle. Le domestique le plaça juste devant Childermass. Il ouvrit les yeux.

— Mon Dieu, monsieur Childermass ! s’écria-t-il. Qu’est-il arrivé à votre visage ?

— Quelqu’un l’a pris pour une orange. Et vous, monsieur ? Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous souffrant ?

— Non, je ne suis point souffrant. – Mr Segundus parut embarrassé. – C’est de vivre au contact permanent d’une puissante magie. Je n’avais pas mesuré à quel point cela peut être débilitant. Pour une personne qui y est sensible, j’entends. Mes domestiques, eux, ne se ressentent absolument d’aucun effet, j’en suis heureux.

Il était d’une étrange inconsistance et donnait l’impression d’avoir été peint dans les airs. Un menu courant d’air venant d’un interstice de la croisée souleva ses cheveux et les tordit en boudins et en accroche-cœurs comme s’ils étaient sans poids.

— Je présume que c’est là la raison de votre visite, poursuivit-il. Néanmoins, il vous faut certifier à Mr Norrell que je n’ai fait qu’étudier les occurrences qui se sont présentées d’elles-mêmes. Je reconnais avoir rédigé quelques notes, il n’a pourtant vraiment aucun objet de se plaindre.

— Quelle magie ? s’enquit Childermass. Que me chantez-vous ? Et vous n’avez nul besoin de vous soucier plus longtemps de Mr Norrell. Il a ses propres problèmes et ne sait rien de ma présence ici. Que faisiez-vous donc, monsieur Segundus ?

— J’observais et notais mes observations, devoir incombant à tout magicien. – Mr Segundus se pencha en avant avec empressement. – Et je suis parvenu à des conclusions surprenantes sur le mal de Lady Pole !

— Oh !

— Dans mon opinion, la folie n’est pas en cause, mais la magie !

Mr Segundus s’attendait à ce que Childermass fût surpris. Il sembla dépité que Childermass se bornât à hocher la tête.

— J’ai quelque chose qui appartient à Madame, déclara alors Childermass. Quelque chose qui lui manque depuis longtemps. Aussi je vous prie d’avoir l’amabilité de me conduire auprès d’elle.

— Ah !

— Je ne lui veux aucun mal, monsieur Segundus. Et je crois même pouvoir lui faire du bien. Je le jure par l’Oiseau et le Livre. Par l’Oiseau et le Livre[217] !

— Il m’est impossible de vous conduire à elle, dit Mr Segundus, qui leva la main pour prévenir les protestations de Childermass. Non que je m’y refuse, simplement je ne peux pas. Charles nous conduira.

Ce rebondissement était plutôt original, Childermass toutefois n’était pas d’humeur à argumenter. Mr Segundus s’accrocha au bras de Childermass et referma les yeux.

La vision d’une autre demeure surgit derrière les corridors de pierre et de chêne de Starecross-hall. Childermass aperçut de hauts passages s’étirant sur des distances inconcevables ; comme si deux plaques de verre avaient été glissées dans une lanterne magique, de sorte qu’une image se superposait à l’autre. L’impression de visiter deux maisons à la fois suscita rapidement une sensation proche du mal de mer. Son esprit tourna à la confusion et, eût-il été seul, il n’aurait pas tardé à perdre son chemin. Il ne savait plus s’il marchait ou tombait, s’il gravissait une marche ou un escalier sans fin. Parfois, il lui semblait glisser sur une étendue de dalles de pierre, alors qu’il ne bougeait presque pas. La tête lui tournait et il avait mal au cœur.

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217

C’est un antique serment d’Angleterre du Nord. Les armes de John Uskglass montraient un Corbeau-en-vol sur fond blanc (Argent, Corbeau essoré) ; celles de son chancelier, William Lanchester, avaient la même figure avec l’ajout d’un livre ouvert (Argent, Corbeau essoré au-dessus d’un livre ouvert).

Pendant une bonne partie du XIIIe siècle, John Uskglass se consacra à l’étude et à la magie, laissant les affaires de gouvernement à Lanchester. Les armes de Lanchester étaient apposées dans toutes les grandes cours de justice et sur de nombreux et éminents documents juridiques. En conséquence, le peuple prit l’habitude de jurer par l’Oiseau et le Livre, emblèmes de ces armes.