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— Pourquoi non ? Nous en serions débarrassés pour toujours ! Je pourrais lui lier les bras, lui bâillonner la langue et les yeux par magie, et vous lui plongeriez un couteau en plein cœur !

Stephen réfléchit à la hâte.

— Son retour n’a peut-être absolument rien à voir avec vous, monsieur, suggéra-t-il. Considérez combien il a d’ennemis en Angleterre… D’ennemis humains, j’entends. Il est peut-être revenu pour poursuivre sa querelle avec l’un d’eux.

Le gentleman sembla perplexe. Il lui était toujours difficile de suivre un raisonnement qui ne parlait pas de lui.

— Je ne trouve pas cela plausible.

— Oh, mais si ! insista Stephen, commençant à se sentir sur un terrain plus sûr. De terribles accusations ont été portées contre lui par la voie des gazettes et des revues de magie. Une rumeur veut qu’il ait tué son épouse. Beaucoup y croient. N’eût-ce été sa situation actuelle, il aurait été vraisemblablement déjà arrêté. En outre, il est de notoriété publique que l’autre magicien est l’auteur de tous ces mensonges et semi-vérités. Selon toute probabilité, Strange est rentré pour se venger de son maître.

Une ou deux minutes, le gentleman attacha ses regards sur Stephen. Puis il éclata de rire, d’une humeur aussi joyeuse qu’elle avait été tout l’opposé quelques instants plus tôt.

— Nous n’avons rien à craindre, Stephen ! s’exclama-t-il avec délice. Les magiciens se sont pris de querelle et se détestent cordialement ! Pourtant ils ne sont rien l’un sans l’autre. Que cela me rend content ! Que je suis heureux de vous avoir pour me conseiller ! Et il se trouve que je m’apprête à vous faire un magnifique présent aujourd’hui… Quelque chose que vous désirez depuis longtemps !

— Vraiment, monsieur ? dit Stephen avec un soupir. C’est on ne peut plus charmant.

— Il nous faut tuer quelqu’un cependant, reprit le gentleman, retournant aussitôt à sa première idée. J’ai été mis de mauvaise humeur ce matin, et quelqu’un doit le payer de sa vie. Que pensez-vous du vieux magicien ?… Oh, attendez ! Cela rendrait service au plus jeune, ce dont je ne veux pas entendre parler ! Et l’époux de Lady Pole ? Il est grand, plein d’arrogance, et vous prend pour son domestique !

— Je suis un domestique, monsieur.

— Ou le roi d’Angleterre ! Oui, voilà un excellent projet ! Allons immédiatement voir le roi d’Angleterre, vous et moi ! Alors vous pourrez le mettre à mort et devenir roi à sa place ! Avez-vous l’orbe, la couronne et le sceptre que je vous ai donnés ?

— Les lois de Grande-Bretagne ne permettent pas…, tenta Stephen.

— Les lois de Grande-Bretagne ! Taratata ! Billevesées ! Je croyais que vous auriez déjà compris que les lois de Grande-Bretagne ne sont qu’un piètre témoignage des rêves et des vœux creux de l’humanité. Selon les anciennes lois, sur lesquelles ma race règle sa conduite, un roi trouve ordinairement son successeur dans la personne qui l’occit.

— Monsieur ! Souvenez-vous de l’affection dont vous vous êtes pris pour le vieux monsieur après l’avoir rencontré !

— Hum ! c’est vrai. Néanmoins, dans une affaire d’une telle importance, je tiens à mettre de côté mes sentiments personnels. La difficulté, c’est que nous avons beaucoup trop d’ennemis, Stephen ! Il y a trop de malfaisants en Angleterre, je le sais ! Je prierai certains de mes alliés de nous désigner notre plus grand ennemi. Nous devons nous montrer prudents, nous devons être rusés, nous devons formuler notre question avec précision[220]. Je demanderai à l’Aquilon et à l’Aurore de nous conduire sur-le-champ en présence du seul personnage d’Angleterre dont l’existence représente la plus grande menace pour moi ! Nous pouvons le tuer, quel qu’il soit. Vous remarquerez, Stephen, que j’évoque ma vie, cependant je considère votre destin et le mien comme si étroitement liés qu’il n’existe guère de différence entre nous. Quiconque présente un danger pour moi en présente pour vous ! À présent prenez votre couronne, votre orbe et votre sceptre et dites un dernier adieu aux paysages de votre esclavage ! Il se peut que vous ne les revoyiez jamais plus !

— Mais…, commença Stephen.

Il était trop tard. Le gentleman leva ses longues mains blanches et esquissa un grand geste.

Stephen s’attendait à se voir amener devant l’un ou l’autre des magiciens – peut-être les deux. Finalement, le gentleman et lui se retrouvèrent sur une vaste lande déserte et couverte de neige. Il neigeait encore. D’un côté, le sol s’élevait à la rencontre d’un ciel chargé, couleur d’ardoise ; de l’autre, la brume dérobait en partie à la vue de lointaines montagnes blanches. Au milieu de ce paysage désolé, il n’y avait qu’un seul arbre, une aubépine tordue non loin de l’endroit où ils se tenaient. Les lieux ressemblaient tout à fait aux environs de Starecross-hall, songea Stephen.

— Ma foi, voilà qui est très singulier ! s’exclama le gentleman. Je n’aperçois absolument personne. Et vous ?

— Non, monsieur. Personne, confirma Stephen, soulagé. Retournons donc à Londres.

— Je ne comprends pas… Oh, mais attendez ! Voilà quelqu’un !

À un mille ou à un demi-mille de distance, il y avait une route ou un semblant de piste où un cheval attelé à une charrette cheminait lentement. Une fois arrivée à hauteur de l’aubépine, celle-ci s’arrêta ; quelqu’un en descendit. Cette personne se mit à traverser la lande dans leur direction en clopinant.

— Excellent ! s’écria le gentleman. Maintenant nous allons voir qui est notre ennemi le plus puissant et le plus malfaisant ! Mettez votre couronne, Stephen ! Qu’il tremble devant notre puissance et notre majesté ! Excellent ! Levez votre sceptre ! Oui, oui ! Tendez votre orbe ! Comme vous êtes beau ! Royal ! Tenez, Stephen, puisque nous avons un peu de temps avant qu’il arrive… – le gentleman reporta ses regards sur la petite silhouette au loin qui traversait péniblement la lande enneigée – … j’ai autre chose à vous dire. Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?

— Le 15 février, monsieur, jour de la Saint-Antoine.

— Ha ! Un saint mortellement ennuyeux ! Eh bien, à l’avenir, le peuple d’Angleterre aura mieux à célébrer le 15 février que la vie d’un moine qui protège les gens de la pluie et retrouve les dés à coudre égarés !

— Est-ce possible, monsieur ? Et quoi donc ?

— Le baptême de Stephen Black !

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Je vous ai promis, Stephen, de trouver votre vrai nom !

— Comment ? Ma mère m’a réellement donné un nom, monsieur ?

— Oui ! C’est exactement ce que je supposais, ce qui ne me surprend guère, étant donné que je me trompe rarement en ces matières. Elle vous a donné un nom dans sa langue maternelle, un nom qu’elle avait souvent entendu parmi son peuple quand elle était une toute jeune fille. Elle vous a donné un nom, mais ne l’a confié à personne. Elle ne l’a même pas chuchoté à votre oreille de bébé. Elle n’en a pas eu le temps parce que la Mort rôdait et l’a prise à l’improviste.

Une image se forma dans l’esprit de Stephen : la cale sombre et empestant le moisi du bateau, sa mère épuisée par les douleurs de l’enfantement et entourée d’étrangers, lui-même un minuscule nouveau-né. Parlait-elle la langue des autres personnes à bord ? Il n’avait aucun moyen de le savoir. Comme elle avait dû se sentir seule ! À cet instant, il eût donné n’importe quoi pour pouvoir lui tendre la main et la consoler, mais toutes les années de sa vie les séparaient. Il sentit son cœur se durcir un peu plus contre les Anglais. Quelques minutes plus tôt, il s’était efforcé de dissuader le gentleman de tuer Strange, mais pourquoi devrait-il se soucier du sort d’un Anglais ? Pourquoi devrait-il se soucier de ce qu’il advenait d’un membre de cette race insensible et sans cœur ?

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220

C’est bien beau de demander dans les contes de fées : « Qui est la plus féerique de toutes ? » Mais, dans la réalité, aucune magie, féerique ou humaine, ne peut être amenée à répondre à une question aussi imprécise.