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– Eh bien, duc, vous m’avouerez qu’il eut été trop malheureux de perdre le coup d’œil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier, je m’amuse à voir courir les estafettes sur les routes, à voir s’allonger ou se rapetisser les visages… Cotillon III est reine de France depuis hier. C’est on ne peut plus réjouissant.

– Mais la fin, sire?

– La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu sérieux, la fin sera toujours la même. Vous me connaissez, j’ai l’air de céder et je ne cède jamais. Laissez les femmes dévorer le petit gâteau de miel que je leur jetterai de temps en temps, comme on faisait à Cerbère; mais nous, vivons tranquillement, imperturbablement, éternellement ensemble. Et, puisque nous en sommes aux éclaircissements, gardez celui-ci pour vous: Quelque bruit qui coure, quelque lettre de moi que vous teniez… ne vous abstenez pas de venir à Versailles… Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons amis.

Le roi tendit la main au ministre, qui s’inclina dessus sans reconnaissance comme sans rancune.

– Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.

– Aux ordres de Votre Majesté, répliqua Choiseul en ouvrant son portefeuille.

– Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu d’artifice.

– Ç’a été un grand désastre, sire.

– À qui la faute?

– À M. Bignon, prévôt des marchands.

– Le peuple a-t-il beaucoup crié?

– Oh! beaucoup.

– Alors il fallait peut-être destituer ce M. Bignon.

– Le parlement, dont un des membres a failli étouffer dans la bagarre, avait pris l’affaire à cœur; mais M. l’avocat général Séguier a fait un fort éloquent discours pour prouver que ce malheur était l’œuvre de la fatalité. On a applaudi, et ce n’est plus rien à présent.

– Tant mieux! Passons aux parlements, duc… Ah! voilà ce qu’on nous reproche.

– On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. d’Aiguillon, contre M. de La Chalotais; mais qui me reproche cela? Les mêmes gens qui ont colporté avec des fusées de joie la lettre de Votre Majesté. Songez donc, sire, que M. d’Aiguillon a outrepassé ses pouvoirs en Bretagne, que les jésuites étaient réellement exilés, que M. de La Chalotais avait raison, que Votre Majesté elle-même a reconnu par acte public l’innocence de ce procureur général. On ne peut cependant faire se dédire ainsi le roi. Vis-à-vis de son ministre, c’est bien; mais vis-à-vis de son peuple!

– En attendant, les parlements se sentent forts.

– Ils le sont, en effet. Quoi! on les tance, on les emprisonne, on les vexe et on les déclare innocents, et ils ne seraient pas forts! Je n’ai pas accusé M. d’Aiguillon d’avoir commencé l’affaire La Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais d’y avoir eu tort.

– Duc! duc! allons, le mal est fait; au remède… Comment brider ces insolents?…

– Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M. d’Aiguillon n’ait plus de soutien, et la colère du parlement tombera.

– Mais j’aurai cédé, duc!

– Votre Majesté est donc représentée par M. d’Aiguillon… et non par moi?

L’argument était rude, le roi le sentit.

– Vous savez, dit-il, que je n’aime pas à dégoûter mes serviteurs, lors même qu’ils se sont trompés… Mais laissons cette affaire qui m’afflige et dont le temps fera justice… Parlons un peu de l’extérieur… On me dit que je vais avoir la guerre?

– Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et nécessaire.

– Avec les Anglais… diable!

– Votre Majesté craint-elle les Anglais, par hasard?

– Oh! sur mer…

– Que Votre Majesté soit en repos: M. le duc de Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira qu’il a soixante-quatre vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier, plus des matériaux pour en construire douze autres en un an… Enfin, cinquante frégates de première force, ce qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant à la guerre continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.

– Fort bien; mais pourquoi aurais-je à combattre les Anglais, mon cher duc? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vôtre, celui de l’abbé Dubois, a toujours évité la guerre avec l’Angleterre.

– Je le crois bien, sire! l’abbé Dubois recevait par mois six cent mille livres des Anglais.

– Oh! duc.

– J’ai la preuve, sire.

– Soit; mais où voyez-vous des causes de guerre?

– L’Angleterre veut toutes les Indes: j’ai dû donner à vos officiers les ordres les plus sévères, les plus hostiles. La première collision là-bas donnera lieu à des réclamations de l’Angleterre; mon avis formel est que nous n’y fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de Votre Majesté soit respecté par la force, comme il l’était grâce à la corruption.

– Eh! patientons; dans l’Inde, qui le saura? C’est si loin!

Le duc se mordit les lèvres.

– Il y a un casus belli plus rapproché de nous, sire, dit-il.

– Encore! Quoi donc?

– Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines et Falkland… Le port d’Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chassés de vive force; de là, fureur de l’Angleterre: elle menace les Espagnols des dernières extrémités si on ne lui donne satisfaction.

– Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se démêler.

– Sire, et le pacte de famille? Pourquoi avez-vous tenu à faire signer ce pacte, qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre?

Le roi baissa la tête.

– Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul; vous avez une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prétexte et l’excuse.

– Alors, duc, alors la paix à l’intérieur; n’ayons pas la guerre partout.

– Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc affectant de ne pas comprendre.

– Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne ressemblent pas du tout aux vôtres; mettons l’accord entre tous ces systèmes: voyons, mon cher duc, que je vive heureux.

– Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit complet, sire.

– Voilà parler. Eh bien, venez donc dîner avec moi aujourd’hui.

– À Versailles, sire?

– Non, à Luciennes.

– Oh! mon regret est grand, sire; mais ma famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.

– Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc? Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre marquise.

Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi étouffé sortit de sa poitrine.