M. de Sartine se leva, essayant en vain de dissimuler l’agitation à laquelle il était en proie.
– Eh bien, dit-il, vous m’accuserez si vous voulez; que m’importe le témoignage d’un homme comme vous, qui ne tient à rien?
– Prenez garde, monsieur! dit Balsamo, ce sont souvent ceux qui ont l’air de ne tenir à rien qui tiennent à tout; et, lorsque j’écrirai dans tous ses détails l’histoire de ces blés accaparés à mon correspondant ou à Frédéric, qui est philosophe, comme vous savez; lorsque Frédéric se sera empressé d’écrire la chose, commentée de sa main, à M. Arouet de Voltaire; lorsque celui-ci en aura fait avec sa plume, que vous connaissez de réputation au moins, je l’espère, un petit conte drolatique dans le genre de l’Homme aux quarante écus. Lorsque M. d’Alembert, cet admirable géomètre, aura calculé qu’avec les grains de blé dérobés par vous à la subsistance publique on eût pu nourrir cent millions d’hommes pendant trois ou quatre ans; lorsque Helvétius aura établi que le prix de ces grains, traduit en écus de six livres et posé en pile, pourrait monter jusqu’à la lune, ou bien, en billets de caisse posés les uns à côté des autres, pourrait s’étendre jusqu’à Saint-Pétersbourg; lorsque ce calcul aura inspiré un mauvais drame à M. de La Harpe, un entretien du Père de famille à Diderot et une paraphrase terrible de cet entretien avec commentaires à Jean-Jacques Rousseau, de Genève, qui mord aussi pas mal quand il s’y met; un mémoire à M. Caron de Beaumarchais, à qui Dieu vous préserve de marcher sur le pied; une petite lettre à M. Grimm, une grosse boutade à M. d’Holbach, un aimable conte moral à M. de Marmontel, qui vous assassinera en vous défendant mal; lorsqu’on parlera de cela au café de la Régence, au Palais-Royal, chez Audinot, chez les grands danseurs du roi, entretenus, comme vous savez, par M. Nicolet: ah! monsieur le comte d’Alby, vous serez un lieutenant de police bien autrement malade que ce pauvre Enguerrand de Marigny, dont vous ne voulez pas entendre parler, le fut, élevé sur son gibet, car il se disait innocent, lui, et cela de si bonne foi, que, parole d’honneur, je l’ai cru quand il me l’a affirmé.
À ces mots, M. de Sartine, sans prendre garde plus longtemps au décorum, ôta sa perruque et essuya son crâne, tout ruisselant de sueur.
– Eh bien, soit, dit-il. mais tout cela n’empêchera rien. Perdez-moi si vous pouvez. Vous avez vos preuves, j’ai les miennes. Gardez votre secret, je garde la cassette.
– Eh bien, monsieur, dit Balsamo, voilà encore une profonde erreur dans laquelle je suis étonné de voir tomber un homme de votre force; cette cassette…
– Eh bien, cette cassette?
– Vous ne la garderez pas.
– Oh! s’écria M. de Sartine avec un rire ironique, c’est vrai; j’oubliais que M. le comte de Fœnix est un gentilhomme de grand chemin qui détrousse les gens à main armée. Je ne voyais plus votre pistolet, parce que vous l’avez remis dans votre poche. Excusez-moi, monsieur l’ambassadeur.
– Eh! mon Dieu! il ne s’agit pas de pistolet ici, monsieur de Sartine; vous ne croyez pas, bien certainement, que je vais, de vive force, de haute lutte, vous enlever ce coffret, pour qu’une fois sur l’escalier j’entende votre sonnette tinter et votre voix crier au voleur. Non pas! lorsque je dis que vous ne garderez pas le coffret, j’entends dire par là que vous allez, de bonne grâce et de votre pleine volonté, me le restituer vous-même.
– Moi? s’écria le magistrat en posant son poing sur l’objet en litige avec tant de force, qu’il faillit le briser.
– Oui, vous.
– C’est bien, raillez, monsieur! mais, quant à reprendre ce coffret, je vous le dis, vous ne l’aurez qu’avec ma vie. Et qu’est-ce que je dis, avec ma vie! ne l’ai-je pas risquée mille fois? Ne la dois-je pas, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, au service de Sa Majesté? Tuez-moi, vous en êtes le maître; mais le bruit attirerait des vengeurs, mais j’aurais encore assez de voix pour vous convaincre de tous vos crimes. Ah! vous rendre ce coffret! ajouta-t-il avec un rire amer, l’enfer le réclamerait que je ne le rendrais pas!
– Aussi n’emploierai-je pas l’intervention des puissances souterraines; il me suffira de l’intervention de la personne qui fait heurter en ce moment à la porte de votre cour.
En effet, trois coups frappés magistralement venaient de retentir.
– Et dont le carrosse, continua Balsamo, écoutez, entre en ce moment dans votre cour.
– C’est un ami à vous, à ce qu’il paraît, qui me fait l’honneur de me visiter?
– Comme vous dites, un ami à moi.
– Et je lui rendrai ce coffret?
– Oui, cher monsieur de Sartine, vous le lui rendrez.
Le lieutenant de police n’avait pas achevé un geste de suprême dédain, lorsqu’un valet empressé ouvrit la porte et annonça que madame la comtesse du Barry demandait une audience à monseigneur.
M. de Sartine tressaillit et regarda, stupéfait, Balsamo, qui usait de toute sa puissance sur lui-même pour ne pas rire au nez de l’honorable magistrat.
En ce moment, derrière le valet, une femme qui ne croyait pas avoir besoin de permission entra, rapide et toute parfumée; c’était la belle comtesse, dont les jupes ondoyantes frôlèrent avec un doux bruit la porte du cabinet.
– Vous, madame, vous! murmura M. de Sartine, qui, par un reste de terreur, avait saisi dans ses mains et serrait sur sa poitrine le coffret encore ouvert.
– Bonjour, Sartine, dit la comtesse avec son gai sourire.
Puis, se tournant vers Balsamo:
– Bonjour, cher comte, ajouta-t-elle.
Et elle tendit sa main à ce dernier, qui s’inclina familièrement sur cette main blanche et posa ses lèvres où s’étaient tant de fois posées les lèvres royales.
Dans ce mouvement, Balsamo avait eu le temps de proférer tout bas trois ou quatre paroles que n’avait pu entendre M. de Sartine.
– Ah! justement, s’écria la comtesse, voilà mon coffret.
– Votre coffret! balbutia M. de Sartine.
– Sans doute, mon coffret. Tiens, vous l’avez ouvert, vous ne vous gênez pas!
– Mais, madame…
– Oh! c’est charmant, j’en avais eu l’idée… On m’avait volé ce coffret; alors je me suis dis: «Il faut que j’aille chez Sartine, il me le retrouvera.» Vous l’avez retrouvé auparavant, merci.
– Et, comme vous le voyez, dit Balsamo, monsieur l’a même ouvert.
– Oui, vraiment!… A-t-on imaginé cela? Mais c’est odieux, Sartine.
– Madame, sauf tout le respect que j’ai pour vous, dit le lieutenant de police, j’ai peur que vous ne vous en laissiez imposer.
– Imposer, monsieur! dit Balsamo; est-ce pour moi, par hasard, que vous dites ce mot?
– Je sais ce que je sais, répliqua M. de Sartine.
– Et moi, je ne sais rien, dit tout bas madame du Barry à Balsamo. Voyons, qu’y a-t-il, cher comte? Vous avez réclamé la promesse que je vous ai faite de vous accorder la première demande que vous me feriez. J’ai de la parole comme un homme; me voici. Voyons, que voulez-vous de moi?