Fritz, sans s’émouvoir à la vue du fer, sans appeler – peut-être d’ailleurs était-il seul -, Fritz saisit à une panoplie une espèce de pieu armé d’un fer court mais aigu et, s’élançant sur Philippe en bâtonniste plutôt qu’en escrimeur, il fit, du premier choc, voler en éclats la lame de cette petite épée.
Philippe poussa un cri de colère et, s’élançant à son tour vers le trophée, chercha à y saisir une arme.
En ce moment, la porte secrète du corridor s’ouvrit et, se détachant sur le cadre sombre, le comte apparut.
– Qu’y a-t-il, Fritz? demanda-t-il.
– Rien, monsieur, répliqua le serviteur en abaissant son épieu, mais en se plaçant comme une barrière en face de son maître, qui, debout sur les degrés de l’escalier dérobé, le dominait de la moitié du corps.
– Monsieur le comte de Fœnix, dit Philippe, est-ce l’habitude de votre pays que les laquais reçoivent un gentilhomme l’épieu à la main, ou est-ce une consigne particulière à votre noble maison?
Fritz abaissa son épieu et, sur un signe du maître, le déposa dans un angle du vestibule.
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda le comte distinguant mal Philippe à la lueur de la lampe qui éclairait l’antichambre.
– Quelqu’un qui veut absolument vous parler.
– Qui veut?
– Oui.
– Voilà un mot qui excuse bien Fritz, monsieur; car, moi, je ne veux parler à personne et, quand je suis chez moi, je ne reconnais à personne le droit de vouloir me parler. Vous êtes donc coupable d’un tort vis-à-vis de moi; mais, ajouta Balsamo avec un soupir, je vous le pardonne, à la condition cependant que vous vous retirerez et ne troublerez pas davantage mon repos.
– Il vous sied bien, en vérité, s’écria Philippe, de demander du repos, vous qui m’avez ôté le mien!
– Moi, je vous ai ôté votre repos? demanda le comte.
– Je suis Philippe de Taverney! s’écria le jeune homme croyant que, pour la conscience du comte, ce mot répondait à tout.
– Philippe de Taverney?… Monsieur, dit le comte, j’ai été bien reçu chez votre père, soyez le bien reçu chez moi.
– Ah! c’est fort heureux! murmura Philippe.
– Veuillez me suivre, monsieur.
Balsamo referma la porte de l’escalier dérobé, et, marchant devant Philippe, il le conduisit au salon où nous avons vu nécessairement se dérouler quelques-unes des scènes de cette histoire, et particulièrement la plus récente de toutes celles qui s’y étaient passées, celle des cinq maîtres.
Le salon était éclairé comme si on eût attendu quelqu’un; mais il était évident que c’était par une des habitudes luxueuses de la maison.
– Bonsoir, monsieur de Taverney, dit Balsamo d’un son de voix doux et voilé qui força Philippe de lever les yeux sur lui.
Mais, à la vue de Balsamo, Philippe fit un pas en arrière.
Le comte, en effet, n’était plus que l’ombre de lui-même: ses yeux caves n’avaient plus de lumière; ses joues, en maigrissant, avaient encadré la bouche de deux plis, et l’angle facial, nu et osseux, faisait ressembler toute la tête à une tête de mort.
Philippe demeura atterré. Balsamo regarda son étonnement, et un sourire d’une tristesse mortelle effleura ses lèvres pâles.
– Monsieur, dit-il, je vous fais mes excuses pour mon serviteur; mais, en vérité, il suivait sa consigne, et c’est vous, permettez-moi de vous le dire, qui vous étiez mis dans votre tort en la forçant.
– Monsieur, dit Philippe, il y a, vous le savez, dans la vie des situations extrêmes, et j’étais dans une de ces situations-là.
Balsamo ne répondit point.
– Je voulais vous voir, continua Philippe, je voulais vous parler; j’eusse, pour pénétrer jusqu’à vous, bravé la mort.
Balsamo continuait de garder le silence et semblait attendre un éclaircissement aux paroles du jeune homme, sans avoir la force ni la curiosité de le demander.
– Je vous tiens, continua Philippe, je vous tiens enfin, et nous allons nous expliquer, s’il vous plaît; mais veuillez d’abord congédier cet homme.
Et, du doigt, Philippe désignait Fritz, qui venait de soulever la portière comme pour demander à son maître ses derniers ordres à l’égard de l’importun visiteur.
Balsamo attacha sur Philippe un regard dont le but était de pénétrer ses intentions; mais, en se retrouvant en face d’un homme son égal par le rang et par la distinction, Philippe avait repris son calme et sa force. Il fut impénétrable.
Alors Balsamo, d’un simple mouvement de la tête, ou plutôt des sourcils, congédia Fritz, et les deux hommes s’assirent en face l’un de l’autre, Philippe le dos tourné à la cheminée, Balsamo le coude appuyé sur un guéridon.
– Parlez vite et clairement, s’il vous plaît, monsieur, dit Balsamo; car je ne vous écoute que par bienveillance et, je vous en préviens, je me lasserais promptement.
– Je parlerai comme je dois, monsieur, et autant que je le jugerai convenable, dit Philippe; et, sauf votre bon plaisir, je vais commencer par une interrogation.
À ce mot, un froncement terrible de sourcils dégagea des yeux de Balsamo un éclair électrique.
Ce mot lui rappelait de tels souvenirs, que Philippe eût frémi s’il avait su ce qu’il remuait au fond du cœur de cet homme.
Cependant, après un moment de silence employé à reprendre son empire sur lui-même:
– Interrogez, dit Balsamo.
– Monsieur, répondit Philippe, vous ne m’avez jamais bien expliqué l’emploi de votre temps pendant cette fameuse nuit du 31 mai, à partir de ce moment où vous enlevâtes ma sœur du milieu des mourants et des morts qui encombraient la place Louis XV?
– Qu’est-ce que cela signifie? demanda Balsamo.
– Cela signifie, monsieur le comte, que toute votre conduite, cette nuit-là, m’a été et m’est plus que jamais suspecte.
– Suspecte?
– Oui, et que, selon toute probabilité, elle n’a point été celle d’un homme d’honneur.
– Monsieur, dit Balsamo, je ne vous comprends pas; vous devez remarquer que ma tête est fatiguée, affaiblie, et que cette faiblesse me cause naturellement des impatiences.
– Monsieur! s’écria à son tour Philippe, irrité du ton plein de hauteur et de calme à la fois que Balsamo gardait avec lui.
– Monsieur, continua Balsamo du même ton, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai éprouvé un grand malheur; ma maison a brûlé en partie, et divers objets précieux, très précieux, entendez-vous bien, ont été perdus pour moi; il en résulte que j’ai conservé de ce chagrin quelque égarement. Soyez donc fort clair, je vous prie, ou bien je prendrai congé de vous immédiatement.