M. dAiguillon toucha droit lhtel de M. de Richelieu. Il ny trouva que Raft.
M. le marchal, rpondit celui-ci, tait attendu dun instant lautre; un retard de poste le retenait sans doute aux barrires.
M. dAiguillon proposa dattendre, tout en manifestant quelque mauvaise humeur Raft, car il prenait lexcuse pour une nouvelle dfaite.
Ce fut bien pis lorsque Raft lui rpondit que le marchal serait au dsespoir, quand il rentrerait, quon et fait attendre M. dAiguillon; que, dailleurs, il ne devait pas coucher Paris, ainsi quil avait t convenu dabord; que sans doute il ne reviendrait pas seul de la campagne, et traverserait seulement Paris en prenant des nouvelles son htel; que, par consquent, M. dAiguillon ferait bien de retourner chez lui-mme, o le marchal monterait en passant.
coutez, Raft, dit dAiguillon, qui stait fort assombri durant cette rplique tout obscure, vous tes la conscience de mon oncle: rpondez-moi en honnte homme. On me joue, nest-ce pas, et M. le marchal ne veut pas me voir? Ne minterrompez pas, Raft; vous avez t pour moi souvent un bon conseil, et jai pu tre pour vous ce que je serai encore, un bon ami; faut-il que je retourne Versailles?
Monsieur le duc, sur lhonneur, vous recevrez chez vous, avant une heure dici, la visite de M. le marchal.
Mais alors, autant que je lattende ici, puisquil y viendra.
Jai eu lhonneur de vous dire quil ny viendrait peut-tre pas seul.
Je comprends et jai votre parole, Raft.
ces mots, le duc sortit tout rveur, mais dun air aussi noble et aussi gracieux que ltait peu la figure du marchal lorsquil sortit dun cabinet vitr aprs le dpart de son neveu.
Le marchal souriait comme un de ces laids dmons que Callot a sems dans ses Tentations.
Il ne se doute de rien, Raft? dit-il.
De rien, monseigneur.
Quelle heure est-il?
Lheure ne fait rien la chose, monseigneur; il faut attendre que notre petit procureur du Chtelet soit venu mavertir. Les commissaires sont encore chez limprimeur.
Raft navait point achev quand un valet de pied fit entrer par une porte secrte un personnage assez crasseux, assez laid, assez noir, une de ces plumes vivantes pour lesquelles M. du Barry professait une si violente antipathie.
Raft poussa le marchal dans le cabinet et savana souriant la rencontre de cet homme.
Ah! cest vous, matre Flageot! dit-il; enchant de votre visite.
Votre serviteur, monsieur de Raft; eh bien, laffaire est faite!
Cest imprim?
Et tir cinq mille. Les premires preuves courent dj la ville, les autres schent.
Quel malheur! cher monsieur Flageot, quel dsespoir pour la famille de M. le marchal!
M. Flageot, pour se dispenser de rpondre, cest--dire de mentir, tira une large bote dargent o il puisa lentement une prise de tabac dEspagne.
Et ensuite que fait-on? continua Raft.
La forme, cher monsieur de Raft. MM. les commissaires, srs du tirage et de la distribution, monteront immdiatement dans le carrosse qui les attend la porte de limprimerie, et sen iront signifier larrt M. le duc dAiguillon, qui justement, voyez le bonheur, cest--dire le malheur, monsieur Raft, se trouve en son htel Paris, o lon va pouvoir parler sa personne.
Raft fit un brusque mouvement pour atteindre sur un meuble un norme sac de procdure quil remit matre Flageot en lui disant:
Voici les pices dont je vous ai parl, monsieur; monseigneur le marchal a la plus grande confiance en vos lumires et vous abandonne cette affaire, qui doit tre avantageuse pour vous. Merci de vos bons offices dans le dplorable conflit de M. dAiguillon avec le tout-puissant parlement de Paris, merci de vos bons avis!
Et il poussa doucement, mais avec une certaine hte, vers la porte de lantichambre, matre Flageot ravi du poids de son dossier.
Aussitt, dlivrant le marchal de sa prison:
Allons, monseigneur, dit-il, en voiture! vous navez pas de temps perdre si vous voulez assister la reprsentation. Tchez que vos chevaux marchent plus vite que ceux de MM. les commissaires.
Chapitre 97. O il est dmontr que le chemin du ministre nest pas sem de roses
Les chevaux de M. de Richelieu marchaient plus vite que ceux de MM. les commissaires, puisque le marchal entra le premier dans la cour de lhtel dAiguillon.
Le duc nattendait plus son oncle et se prparait repartir pour Luciennes, afin dannoncer madame du Barry que lennemi stait dmasqu; mais lhuissier, annonant le marchal, rveilla du fond de sa torpeur cet esprit dcourag.
Le duc courut au-devant de son oncle, et lui prit les mains avec une affectation de tendresse mesure la peur quil avait eue.
Le marchal sabandonna comme le duc: le tableau fut touchant. On voyait cependant M. dAiguillon hter le moment des explications, tandis que le marchal le reculait de son mieux en regardant soit un tableau, soit un bronze, soit une tapisserie, et en se plaignant dune fatigue mortelle.
Le duc coupa la retraite son oncle, lenferma dans un fauteuil comme M. de Villars avait enferm le prince Eugne dans Marchiennes et, pour attaque:
Mon oncle, lui dit-il, est-il vrai que vous, lhomme le plus spirituel de France, vous mayez jug assez mal pour croire que je ne ferais pas de lgosme nous deux?
Il ny avait plus reculer. Richelieu prit son parti.
Que me dis-tu l, rpliqua-t-il, et en quoi vois-tu que je taie bien ou mal jug, mon cher?
Mon oncle, vous me boudez.
Moi! quel propos?
Oh! pas de ces faux-fuyants, monsieur le marchal; vous mvitez lorsque jai besoin de vous, cest tout dire.
Dhonneur, je ne comprends pas.
Je vais vous expliquer alors. Le roi na pas voulu vous nommer ministre, et, comme jai accept, moi, les chevau-lgers, vous supposez que je vous ai abandonn, trahi. Cette chre comtesse, qui vous porte dans son cur
Ici, Richelieu prta loreille, mais ce ne fut pas seulement aux paroles de son neveu.
Tu me dis quelle me porte dans son cur, cette chre comtesse? ajouta t-il.
Et je le prouverai.
Mais, mon cher, je ne conteste pas Je te fais venir pour pousser avec moi la roue. Tu es plus jeune, par consquent plus fort; tu russis, jchoue; cest dans lordre, et, par ma foi, je ne devine pas pourquoi tu prends tous ces scrupules; si tu as agi dans mes intrts, tu es cent fois approuv; si tu as agi contre moi, eh bien, je te rendrai ta gourmande Cela mrite-t-il quon sexplique?
Mon oncle, en vrit
Tu es un enfant, duc. Ta position est magnifique: pair de France, duc, commandant les chevau-lgers, ministre dans six semaines, tu dois tre au-dessus de toute futile mesquinerie; le succs absout, mon cher enfant. Suppose jaime les apologues, moi suppose que nous soyons les deux mulets de la fable Mais quest-ce que jentends par l?
Rien, mon oncle; continuez.
Si fait, jentends un carrosse dans la cour.
Mon oncle, ne vous interrompez pas, je vous prie; votre conversation mintresse par-dessus toute chose; moi aussi, jaime les apologues.
Eh bien, mon cher, je voulais te dire que jamais, dans la prosprit, tu ne trouveras en face le reproche et nauras craindre le dpit des envieux; mais, si tu cloches, si tu buttes ah! diable, prends garde, cest ce moment que le loup attaque; mais, vois-tu, je te disais bien, il y a du bruit dans ton antichambre, on vient sans doute tapporter le portefeuille La petite comtesse aura travaill pour toi dans lalcve.
Lhuissier entra.
MM. les commissaires du parlement, dit-il avec inquitude.
Tiens! fit Richelieu.
Des commissaires du parlement ici? Que me veut-on? rpondit le duc, peu rassur par le sourire de son oncle.
De par le roi! articula une voix sonore au bout de lantichambre.
Oh! oh! scria Richelieu.
M. dAiguillon se leva tout ple et vint au seuil du salon introduire lui-mme les deux commissaires, derrire lesquels apparaissaient deux huissiers impassibles, puis, distance, une lgion de valets pouvants.