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En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce nest pas moi qui porterai la lettre.

Et, cette rflexion, la jeune fille, qui ntait pas encore perdue tout fait, se prit penser tristement quelle allait, pour la premire fois, quitter cette excellente matresse prs de laquelle staient veills son esprit et son cur. Chez elle, le souvenir dAndre se liait tant de souvenirs, que, froisser celui-l, ctait secouer toute la chane qui remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.

Tandis que ces deux enfants, si diffrents de condition et de caractre, pensaient ainsi ct lun de lautre, sans quil y et aucune connexion dans leurs ides, le temps fuyait, et la petite horloge dAndre, toujours en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.

Beausire devait tre au rendez-vous, et Nicole navait plus quune demi heure pour aller rejoindre son amant.

Elle acheva de dshabiller sa matresse aussi promptement quelle put, non sans laisser chapper quelques soupirs auxquels Andre ne fit mme pas attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andre, toujours absorbe, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec leau ncessaire pour le faire fondre; puis, sans hsitation et par la toute-puissance de cette volont dj si forte dans ce cur si jeune encore, elle versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitt, et prit une lgre teinte dopale quelle perdit ensuite peu peu.

Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre deau est fait, les robes plies, la veilleuse allume. Vous savez quil faut que je me lve de bon matin; puis je aller me coucher maintenant?

Oui, rpondit distraitement Andre.

Nicole fit la rvrence, poussa un dernier soupir qui fut perdu comme les autres et ferma derrire elle la porte vitre donnant sur la petite antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule contigu, on le sait, au corridor, et claire sur lantichambre dAndre, elle senfuit lgrement, laissant pousse contre le chambranle la porte du corridor, de faon ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.

Puis, pour ne pas veiller lattention des voisins, elle descendit lescalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds, bondit au del du perron, et sen alla tout courant rejoindre M. de Beausire la grille.

Gilbert navait point quitt son observatoire. Il avait entendu dire Nicole quelle reviendrait dans deux heures; il attendait. Cependant, comme lheure tait passe depuis dix minutes peu prs, il commena craindre quelle ne revnt pas.

Tout coup, il laperut courant comme si elle et t poursuivie.

Elle sapprocha de la grille, passa travers les barreaux la clef Beausire; Beausire ouvrit la porte; Nicole slana de lautre ct; la grille se referma avec un lourd grincement.

Puis la clef fut jete dans les herbes du foss, juste au-dessous de lendroit o tait Gilbert; le jeune homme lentendit tomber avec un bruit mat et remarqua la place o elle tait tombe.

Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-l; Gilbert les coutait sloigner et bientt il perut, non pas le bruit dun carrosse, comme lavait demand Nicole, mais le pitinement dun cheval qui, aprs quelques moments sans doute donns aux rcriminations de Nicole, qui et voulu sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds ferrs, lesquels bientt retentirent sur le pav de la route.

Gilbert respira.

Gilbert tait libre, Gilbert tait dbarrass de Nicole, cest--dire de son ennemie. Andre restait seule; peut-tre, en sen allant, Nicole avait-elle laiss la clef la porte; peut-tre lui, Gilbert, pourrait-il pntrer jusqu Andre.

Cette ide fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes les fureurs de la crainte et de lincertitude, de la curiosit et du dsir.

Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole, il prit sa course vers le pavillon des communs.

Chapitre 120. La double vue

Andre, reste seule, tait sortie peu peu de cet engourdissement moral qui lavait surprise, et, tandis que Nicole fuyait en croupe derrire M. de Beausire, elle stait agenouille et faisait une fervente prire pour Philippe, le seul tre au monde quelle aimt dune affection vraie et profonde.

Elle priait, absorbe dans sa confiance en Dieu.

Les prires dAndre ne se composaient pas dordinaire dune suite de mots attachs les uns aux autres; ctait une espce dextase divine dans laquelle lme slevait jusquau Seigneur et se confondait en lui.

Il ny avait dans ces supplications passionnes de lesprit dgag de la matire aucun mlange dgosme. Andre sabandonnait en quelque sorte elle-mme, pareille au naufrag qui a perdu lespoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destins devenir orphelins.

Cette douleur intime tait ne Andre depuis le dpart de son frre; et pourtant la douleur ntait pas sans mlange: comme la prire, elle se composait de deux lments distincts dont lun ntait pas bien intelligible pour la jeune fille.

Ctait comme un pressentiment, comme lapproche perceptible dun malheur prochain. Ctait une sensation analogue celle des lancements dune blessure cicatrise. La douleur continue sest teinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la prsence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-mme.

Andre nessaya pas mme de se rendre compte de ce quelle prouvait; tout entire au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frre chri la totalit des impressions qui lagitaient.

Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui garnissaient sa modeste bibliothque, plaa sa bougie porte de sa main et se mit au lit.

Le livre quelle avait choisi, ou plutt quelle avait pris au hasard, tait un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, ntait point fait pour absorber son attention, il lengourdit au contraire. Bientt un nuage, transparent dabord, mais qui allait spaississant, stendit sur sa vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois fois sa pense fugitive qui lui chappa de nouveau; puis, en avanant la tte pour souffler la bougie, elle aperut le verre deau prpar par Nicole; elle tendit le bras, le prit dune main, de lautre remua, laide de la cuiller, le sucre moiti fondu, et, dj sous la pression du sommeil, elle approcha le verre de sa bouche.

Tout coup, et comme ses lvres allaient toucher la liqueur, une commotion trange fit trembler sa main, un poids humide la fois tomba sur son cerveau, et Andre reconnut avec terreur, aux lans du fluide qui courait sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, dj plusieurs fois, avaient triomph de ses forces et bris sa raison.

Elle neut que le temps de reposer le verre sur lassiette, et presque aussitt, sans autre plainte quun soupir chapp sa bouche entrouverte, elle perdit lusage de la voix, de la vue, de lintelligence, et tomba comme foudroye sur son lit, en proie une torpeur mortelle.

Mais cette espce danantissement ne fut que le passage momentan dune existence une autre.

De morte quelle tait avec ses yeux qui semblaient ferms pour toujours, elle se leva tout coup, rouvrit les yeux avec une fixit effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle descendit de son lit.

Il ny avait plus en douter, Andre dormait de ce sommeil merveilleux qui dj plusieurs fois avait suspendu sa vie.

Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitre et dboucha dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme dun marbre anim.

Lescalier se prsenta devant elle et fut descendu marche marche, sans hsitation, sans prcipitation; puis Andre apparut sur le perron.

Comme Andre mettait le pied sur la plus haute marche pour descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.