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Mais, aussitt que la porte fut referme, Rousseau profita de son isolement pour stendre avec dlices sur sa chaise, regarda les oiseaux qui becquetaient sur la fentre un peu de mie de pain, et respira tout le soleil qui filtrait entre les chemines des maisons voisines.

Sa pense, jeune et rapide, neut pas plus tt senti la libert quelle ouvrit ses ailes comme faisaient ces passereaux aprs leurs joyeux repas.

Tout coup la porte dentre cria sur ses gonds et vint arracher le philosophe sa douce somnolence.

Eh quoi! se dit-il, dj de retour! me serais-je endormi quand je croyais rver seulement?

La porte de son cabinet souvrit lentement son tour.

Rousseau tournait le dos cette porte; convaincu que ctait Thrse qui rentrait, il ne se drangea mme pas.

Il se fit un moment de silence.

Puis, au milieu de ce silence:

Pardon, monsieur, dit une voix qui fit tressaillir le philosophe.

Rousseau se retourna vivement.

Gilbert! dit-il.

Oui, Gilbert; encore une fois, pardon, monsieur Rousseau.

Ctait Gilbert, en effet.

Mais Gilbert hve et les cheveux pars, cachant mal, sous ses vtements en dsordre, ses membres amaigris et tremblotants; Gilbert, en un mot, dont laspect fit frmir Rousseau et lui arracha une exclamation de piti qui ressemblait de linquitude.

Gilbert avait le regard fixe et lumineux des oiseaux de proie affams; un sourire de timidit affecte contrastait avec ce regard comme ferait, avec le haut dune tte srieuse daigle, le bas dune tte railleuse de loup ou de renard.

Que venez-vous faire ici? scria vivement Rousseau, qui naimait pas le dsordre et le regardait chez autrui comme un indice de mauvais dessein.

Monsieur, rpondit Gilbert, jai faim.

Rousseau frissonna en entendant le son de cette voix qui profrait le plus terrible mot de la langue humaine.

Et comment tes-vous entr ici? demanda-t-il. La porte tait ferme.

Monsieur, je sais que madame Thrse met ordinairement la clef sous le paillasson; jai attendu que madame Thrse ft sortie, car elle ne maime pas et aurait peut-tre refus de me recevoir ou de mintroduire prs de vous; alors, vous sachant seul, jai mont, jai pris la clef dans la cachette, et me voici.

Rousseau se souleva sur les deux bras de son fauteuil.

coutez-moi, dit Gilbert, un moment, un seul moment, et je vous jure, monsieur Rousseau, que je mrite dtre entendu.

Voyons, rpondit Rousseau saisi de stupeur la vue de cette figure qui noffrait plus aucune expression des sentiments communs la gnralit des hommes.

Jaurais d commencer par vous dire que je suis rduit une telle extrmit, que je ne sais si je dois voler, me tuer ou faire pis encore Oh! ne craignez rien, mon matre et mon protecteur, dit Gilbert dune voix pleine de douceur; car je crois, en y rflchissant, que je naurai pas besoin de me tuer et que je mourrai bien sans cela Depuis huit jours que je me suis enfui de Trianon, je parcours les bois et les plaines sans manger autre chose que des lgumes verts ou quelques fruits sauvages dans les bois. Je suis sans forces. Je tombe de fatigue et dinanition. Quant voler, ce nest pas chez vous que je le tenterai; jaime trop votre maison, monsieur Rousseau. Quant cette troisime chose, oh! pour laccomplir

Eh bien? fit Rousseau.

Eh bien, il me faudrait une rsolution que je viens chercher ici.

tes-vous fou? scria Rousseau.

Non, monsieur; mais je suis bien malheureux, bien dsespr, et je me serais noy dans la Seine ce matin, sans une rflexion qui mest venue.

Laquelle?

Cest que vous avez crit: Le suicide est un vol fait au genre humain.

Rousseau regarda le jeune homme comme pour lui dire: Avez-vous lamour-propre de croire que cest vous que je pensais en crivant cela?

Oh! je comprends, murmura Gilbert.

Je ne crois pas, dit Rousseau.

Vous voulez dire: Est-ce que votre mort, vous, misrable qui ntes rien, qui ne possdez rien, qui ne tenez rien, serait un vnement?

Ce nest point de cela quil sagit, dit Rousseau honteux dtre devin; mais vous aviez faim, je crois?

Oui, je lai dit.

Eh bien, puisque vous saviez o est la porte, vous savez aussi o est le pain: allez au buffet, prenez du pain, et partez.

Gilbert ne bougea point.

Si ce nest pas du pain quil vous faut, si cest de largent, je ne vous crois pas assez mchant pour maltraiter un vieillard qui fut votre protecteur, dans la maison mme qui vous a donn asile. Contentez-vous donc de ce peu Tenez.

Et, fouillant sa poche, il lui prsenta quelques pices de monnaie.

Gilbert lui arrta la main.

Oh! dit-il avec une douleur poignante, ce nest ni dargent ni de pain quil sagit; vous navez pas compris ce que je voulais dire quand je parlais de me tuer. Si je ne me tue pas, cest que maintenant ma vie peut tre utile quelquun, cest que ma mort volerait quelquun, monsieur. Vous qui connaissez toutes les lois sociales, toutes les obligations naturelles, est-il en ce monde un lien qui puisse rattacher la vie un homme qui veut mourir?

Il en est beaucoup, dit Rousseau.

tre pre, murmura Gilbert, est-ce un de ces liens-l? Regardez-moi en me rpondant, monsieur Rousseau, que je voie la rponse dans vos yeux.

Oui, balbutia Rousseau; oui, bien certainement. quoi bon cette question de votre part?

Monsieur, vos paroles vont tre un arrt pour moi, dit Gilbert; pesez-les donc bien, je vous en conjure, monsieur; je suis si malheureux, que je voudrais me tuer; mais mais, jai un enfant!

Rousseau fit un bond dtonnement sur son fauteuil.

Oh! ne me raillez pas, monsieur, dit humblement Gilbert; vous croiriez ne faire quune gratignure mon cur, et vous louvririez comme avec un poignard: je vous le rpte, jai un enfant.

Rousseau le regarda sans lui rpondre.

Sans cela, je serais dj mort, continua Gilbert; dans cette alternative, je me suis dit que vous me donneriez un bon conseil, et je suis venu.

Mais, demanda Rousseau, pourquoi donc ai-je des conseils vous donner, moi? est-ce que vous mavez consult quand vous avez fait la faute?

Monsieur, cette faute

Et Gilbert, avec une expression trange, sapprocha de Rousseau.

Eh bien? fit celui-ci.

Cette faute, reprit Gilbert, il y a des gens qui lappellent un crime.

Un crime! raison de plus alors pour que vous ne men parliez pas. Je suis un homme comme vous, et non un confesseur. Dailleurs, ce que vous me dites ne mtonne point; jai toujours prvu que vous tourneriez mal; vous tes une mchante nature.

Non, monsieur, rpondit Gilbert en secouant mlancoliquement la tte. Non, monsieur, vous vous trompez; jai lesprit faux ou plutt fauss; jai lu beaucoup de livres qui mont prch lgalit des castes, lorgueil de lesprit, la noblesse des instincts; ces livres, monsieur, taient signs de si illustres noms, quun pauvre paysan comme moi a bien pu sgarer Je me suis perdu.

Ah! ah! je vois o vous voulez en venir, monsieur Gilbert.

Moi?

Oui; vous accusez ma doctrine; navez-vous pas le libre arbitre?

Je naccuse pas, monsieur; je vous dis ce que jai lu; ce que jaccuse, cest ma crdulit; jai cru, jai failli; il y a deux causes mon crime: vous tes la premire, et je viens dabord vous; jirai ensuite la seconde, mais son tour et quand il en sera temps.

Enfin, voyons, que me demandez-vous?

Ni bienfait, ni abri, ni pain mme, quoique je sois abandonn, affam; non, je vous demande un soutien moral, je vous demande une sanction de votre doctrine, je vous demande de me rendre par un mot toute ma force, qui sest brise, non pas par linanition, en mes bras et en mes jambes, mais par le doute, en ma tte et en mon cur. Monsieur Rousseau, je vous adjure donc de me dire si ce que jprouve depuis huit jours est la douleur de la faim, dans les muscles de mon estomac, ou si cest la torture du remords, dans les organes de ma pense. Jai engendr un enfant, monsieur, en commettant un crime; eh bien, maintenant, dites-moi, faut-il que je marrache les cheveux dans un dsespoir amer et que je me roule sur le sable en criant: Pardon! ou faut-il que je crie, comme la femme de lcriture, en disant: Jai fait comme tout le monde; sil en est parmi les hommes un meilleur que moi, quil me lapide? En un mot, monsieur Rousseau, vous qui avez d prouver ce que jprouve, rpondez cette question. Dites, dites, est-il naturel quun pre abandonne son enfant?